Nous nous sommes retrouvés ce week-end en famille à Carolles, en Normandie, pour réaliser le dernier vœux de Jacques, le beau-père de Caroline. Il souhaitait que ses enfants jettent ses cendres dans la Vallée du Lude, à Carolles. Tous les ans depuis quelques années nous revenons régulièrement en famille à Édenville, avenue de la plage à Carolles où Caroline a vécu lorsqu’elle était enfant. Elle y retrouve tous les étés et ses souvenirs d’enfants, et les enfants devenus adultes qu’elle y côtoyait, la maison de son enfance, L’ilôt, et la plage et la dune de son enfance. La région est si plaisante que nos filles nous poussent à y revenir chaque été.
Samedi, nous étions donc une douzaine parmi ses proches, ses filles, leurs maris et leurs enfants, le temps avait été gris toute a matinée, lorsque nous sommes arrivés sur place le ciel s’est éclairci d’un côté, laissant apparaître sa voile bleu, et de l’autre plus contrasté avec un rideau gris anthracite qui menaçait sur la côte. Les versants de la vallée nous présentaient leur beau profil creusé en V dans le massif de Carolles. Nous sommes allés tous ensemble en voiture jusqu’au bout de la rue des des Fontenelles, puis nous sommes descendus en suivant le chemin qui longe le petit ru au fond de la vallée qui porte son nom, dissimulé par la végétation verdoyante, son roulis de fontaine nous accompagnant tout le chemin, et qui serpente entre les genêts et les ajoncs avant de se jeter dans la mer au milieu d’un éboulis de rochers et de galets qui forme ce qu’on appelle le Port du Lude.
La légende prétend que la vallée a été ouverte d’un coup d’épée de l’archange Saint-Michel dans sa lutte contre Satan, retranché sur le Rocher du Sard, appelé aussi Chaire du Diable. Je l’avais lu quelques jours auparavant dans une brochure locale, je n’ai pas résisté à le raconter à mon jeune neveu qui, armé d’un large baton, frayait le chemin en agitant à la hâte son artillerie improvisée à droite à gauche, luttant à armes inégales contre les ronces et orties.
Le ruisseau s’appelle Le Lude (son nom véritable est Le Crapot mais il est tombé dans l’oubli, peut-être pour ne pas le confondre avec son voisin, Le Crapeu, ruisseau arrosant en contrebas la Vallée des Peintres, les deux noms aux consonances approchantes ayant vraisemblablement la même origine), naît à Saint-Michel-des-Loups et parcourt 4,5 km avant de se jeter dans la mer. Il épouse le parcours d’une faille terrestre.
Chaque année nous passons à cet endroit en nous rendant à la Cabane Vauban, nous faisons cette promenade depuis Carolles-Plage, au pied du Pignon Butor. La randonnée débute par des escaliers assez raides, espacés de plusieurs points de vue sur la plage et la Baie de Granville. Une table d’orientation à la fin de la montée permet de se repérer. Nous continuons ensuite le long des falaises en suivant le balisage du GR. Il y a également un panneau indiquant la direction de la Cabane Vauban et de la vallée du Lude. Au petit pont sur le Lude, un panneau indique la Cabane Vauban. Avec le recul, je me rends compte aujourd’hui qu’il forme dans le paysage une croix de fortune. Le sentier remonte en haut des falaises par un nouvel escalier. Depuis la Cabane Vauban, on aperçoit le Mont Saint Michel et l’îlot de Tombelaine.
En suivant le sentier sinueux de la vallée du Lude, on descend jusqu’à la plage qui offre un bel aperçu du pied des falaises et du Lude se jetant dans la mer. Ce lieu était déjà pour nous, de longue date, le lieu d’une secrète attirance, pour sa beauté et sa situation isolée, en soi comme un souvenir inoubliable (une fois là en effet on rêve d’ailleurs, d’un lointain horizon qui nous attire irrésistiblement et nous laisse rêveur), où la mer s’écrase sur les galets gris. « Quand le flot poussé par le vent, à marée haute, s’engouffre dans le Port du Lud avec un bruit effrayant, brisant ses vagues sur les rochers et les couvrant d’écume à une hauteur prodigieuse, le spectacle est d’une beauté incomparable, et l’impression est d’autant plus forte qu’on la ressent en pleine campagne, dans une sorte de désert au milieu des rochers. [1] »
C’est désormais devenu pour nous, un lieu de recueillement.
Les cendres se sont déposées délicatement sur le sol de galets tout au fond du cours d’eau claire, mais en s’accumulant le tas qu’elles ont formé un temps m’a fait penser à un sablier renversé dont la paroi de verre aurait disparu.
Le mouvement de l’eau emportait délicatement les parcelles de cendres les plus légères sans qu’elles s’envolent dans l’air humide, vers la mer dont on entendait le ressac toute proche, se gravant ainsi dans nos mémoires, cette émotion hors du temps, mais s’inscrivant durablement dans ce lieu, cet espace, ce paysage qu’il avait toujours aimé, et qui nous reliait intimement à lui, et par écho et par extension dans tous les lieux qu’il avait pu visiter, rêver ou vivre, dans tous les moments de sa vie et ceux qu’il avait partagés avec sa famille, ses amis, non aux moyens d’une construction faite de concessions façon dernière demeure en marbres dispendieux et plaque gravée dorée à l’or fin, assortie d’une épitaphe à la sentence définitive, mais en s’écrivant avec les éléments, dans le cadre de cet endroit attachant. L’eau du ruisseau finissant son parcours de la vallée pour se jeter dans la mer, les herbes ondoyant au vent comme pour le saluer une dernière fois, et les cristaux de cendres colorant de leur teinte grise celle des galets, ton sur ton, une manière de disparaître avec l’élégance et la légèreté du sable qui glisse entre nos doigts.
[1] Eugène de Beaurepaire, Normandie Monumentale