En arrivant à Palerme on sent la mer sans la voir. On suppose, on devine sa présence mais sans réellement la voir, jamais on ne la voit vraiment, pleinement. Elle se dérobe. Depuis l’aéroport, la route longe la mer sans jamais nous la laisser l’entrevoir de temps en temps, entre les hauts murs d’enceinte des propriétés comme une barrière entre la route et la mer. En ville l’impression perdure. Près du bord les avenues qui descendent vers la mer sont souvent interrompues par des immeubles construits pour nous barrer la route et couper l’horizon. L’écrivain Leonardo Sciascia faisait remarquer que Palerme lui avait tourné le dos. En arrivant de l’aéroport déjà, en venant du nord : on peut l’entrevoir, de temps en temps, entre deux hauts murs d’enceinte des propriétés.
Certains bâtiments s’écroulent délabrés dans l’indifférence. La vie est ailleurs.
Dans les ruelles sombres, le vrombissement des scooters chevauchés par des adolescents sans casque se mêle au bruit des marteaux-piqueurs. En fond sonore, la sirène d’une ambulance qui sillonne la ville de part en part. Au loin. L’impression qu’elle n’arrête pas de la journée et n’arrive jamais à destination.
La ville est un chantier ciel ouvert. Un chantier abandonné depuis si longtemps qu’il part en ruines avant même d’avoir été terminé. Une ville l’abandon dans laquelle on continue de vivre. Les murs partent en lambeaux. Les chantiers et les travaux. Les nuits et les jours.
Une femme aux traits acérés, visages burinés par le temps et le soleil, pend son linge sur un fil tendu entre deux immeubles en discutant avec sa voisine. Leurs paroles sonnent comme des cris avec l’écho de la ruelle. Des maisons à trois étages décrépites côtoient des immeubles tout juste remis à neuf aux couleurs criardes.
Dans de nombreuses rues, le décor est contrasté. Entre délabrement et friche. Par endroits le vert transparent des tissus qui voilent échafaudages et ouvriers. Ailleurs, la décrépitude des immeubles et les monceaux d’ordures qui envahissent les trottoirs et la chaussée. Voitures abandonnées. Murs qui s’effritent, carreaux cassés, enseignes rouillées d’hôtels ou de restaurants fermés il y a déjà longtemps. Les balcons à nus qui ont perdu leur sol dont il ne reste que la frise de la structure métallique.
Des chiens pouilleux dorment affalés au soleil, tandis qu’une cohorte de chats aux poils collés grimpent en file indienne le long d’un muret.
Nous habitons cette semaine dans le quartier populaire de Ballarò à Palerme. Le marché est l’un des plus grands de la ville, il se déploie dans le dédale de rues qui entourent l’église du Carmine. On trouve de tout sur ses étals, à des prix très bas. De la nourriture des produits ménagers, des épices exotiques, du linge, de la lingerie, et des DVD pirates.
L’odeur de la morue séchée, des abats bouillis dans des chaudrons à l’hygiène douteuse, des olives confites, des fruits et des légumes, se mêlent au gaz d’échappement. Poissons frais, darnes d’espadon, thon séché, petits calmars, poulpes, brocolis vert tendre, appétissants artichauts violets, câpres, anchois, agrumes, fenouil, pistaches, boutargue.
Les vendeurs hèlent les passants de leur voix de ténors, ils s’invectivent à distance, et leurs chants mélodieux se font écho, tandis que les cloches des églises sonnent les heures. Les allées du marché serpentent le long de l’église du Gesù, dont l’intérieur baroque croule sous les marbres colorés et les angelots ciselés dans le stuc.
« Au cours des années 1960-1970, la vieille ville a été désertée, à la faveur des nouveaux quartiers résidentiels sans âme voulus par le maire de l’époque, Vito Ciancimino, pour moderniser la ville et rendre service à ses amis mafieux. Ainsi, le centre historique est devenu la proie des plus démunis et des immigrés. Aujourd’hui Palerme est l’une des seules grandes villes européennes où les pauvres vivent dans le centre-ville, et les riches en banlieue. » [1]
[1] Palermo è una cipolla (Palerme est un oignon), Roberto Alajmo, éditions Laterza