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Là où le visage disparaît, commence la peinture

« Faut-il peindre ce qu’il y a sur un visage ? Ce qu’il y a dans un visage ? Ou ce qui se cache derrière un visage ? » Cette interrogation de Picasso,

L’exposition Visages : Picasso Magritte Warhol… de la Vieille Charité de Marseille présente 90 artistes majeurs (Picasso, Magritte, Warhol, Bacon, Bonnard, Chirico, Giacometti, Kirchner, Dubuffet, Basquiat, Brassaï, Man Ray, Rainer….) et 150 œuvres venues de musées et collections privées du monde entier : tableaux, sculptures, photos, des années 1920 à nos jours, qui illustrent la remise en cause fondamentale du « genre-portrait », par la modernité. Le visage doit dire autre chose que la ressemblance à son modèle. Et ce qu’il a à dire en ce début de XXe siècle, après le carnage industriel de la Première Guerre mondiale et à l’approche de la deuxième, n’a pas grand-chose de rassurant.

Le parcours se divise en trois sphères de la représentation de l’individu qui interfèrent entre elles : Visages de la société (visages mêlés à la foule), Visages de l’intimité et Visages de l’esprit (fonctionnement mental de l’individu). La figure humaine sous toutes ses formes artistiques.

En regard (et prolongement) de cette exposition, le Musée d’Archéologie Méditerranéenne invite le visiteur aux débuts de l’Histoire en présentant une exposition de pièces antiques : Visages … au commencement qui atteste du regard porté par les modernes sur les anciens.

Dans son article du catalogue, « D’un visage à l’autre », Christine Poullain, directrice des musées de Marseille et commissaire de l’exposition, présente ainsi le propos de cette exposition :

« Sujet éternel de la peinture, la représentation de la figure humaine a considérablement évolué depuis la Renaissance et emprunte des chemins nouveaux au début du XXe siècle. Elle se libère des codes picturaux des siècles précédents et dépasse les lois de l’apparence pour privilégier l’expression de la subjectivité et tenter de saisir et rendre compte du fonctionnement de la pensée humaine lié aux mutations contemporaines. Avec les transformations de la société dues à la deuxième révolution industrielle et au progrès de la technoscience, avec l’épanouissement de l’individualisme et l’atrocité des guerres et des génocides, le sujet apparaît souvent en décalage avec son environnement et par là-même, empreint d’une certaine étrangeté. Ces métamorphoses ne sont pas sans conséquences sur la représentation picturale de l’individu et de nouvelles questions se posent qui font émerger une nouvelle position de l’homme, étranger au monde qui l’entoure, tout autant qu’à lui-même.

Comment s’exprime son étrangeté ? Comment s’articule son rapport à l’altérité, tout autant que la relation à sa propre image et dans le regard de l’autre ? »

Visages de la société :

Jean Helion, L’Homme à la face rouge, 1943 :

Traits épais, lignes droites, composent un visage avec une présence extra-ordinaire.

En 1942, Hélion est fait prisonnier par les Allemands, il s’évade et rejoint Paris où il se cache avec l’aide d’une amie. Il traverse la France et arrive à Marseille. Il dessine dans des carnets et définit ces dessins comme des « tentatives de renouer avec le monde, libéré du Stalag d’abord et de l’abstraction ensuite. » Après la guerre et son bouleversement, Hélion ne peut plus dès lors se remettre à l’abstraction. Sa sensibilité au réel revient donc dans sa peinture, empreinte de gestes simples, comme celui de lire un journal, d’allumer une cigarette, de poser dans l’encadrement d’une fenêtre, dans des espaces souvent géométriques.

Andy Warhol, Jackie, 1964 :

La série d’Andy Warhol consacrée à Jackie Kennedy a été réalisée dans les semaines qui suivirent l’assassinat du président américain. Elle s’appuie sur les deux temps de l’événement : avant et après le drame. Avant, c’est l’image rayonnante de Jackie arrivant à Dallas, vêtue de son célèbre tailleur rose. Après, c’est Jackie en deuil durant la cérémonie des funérailles. Plus encore que l’image de l’épouse endeuillée, c’est l’image de Jackie souriante qui a valeur de symbole ici. Dans la marge de la toile, l’image de son mari dont le visage s’efface et disparaît, annonce les naufrages et les drames à venir.

Brassaï, Graffiti, vers 1935-1950 :

Pour Jean Dubuffet, « le geste essentiel du peintre est d’enduire ». Dans la Vénus du Trottoir, il inscrit la figure humaine dans la matière même du tissu urbain comme une forme émergente, imprimée dans le bitume. Brassaï arpente Paris de jour comme de nuit et prend l’habitude de noter sur des petits carnets d’écolier, le lieu où il a découvert les graffitis qui le fascine, la date, leurs aspects et leurs transformations, avant de les photographier afin de prélever ces signes, de les sauver du temps et de l’oubli. Yan Pei-Ming, Tête, 1991 :

Une toile de grandes dimensions, peinture bichrome, noir et blanc, d’une facture épaisse, large et tourmentée. Les traits d’un visage se dissolvent dans la matière peinte qui ne dévoilent u’à distance la figure d’un homme. Effacement et révélation. Marc Desgrandschamps, sans titre, 2006 :

Cette femme semble sortir d’un rêve, dans un espace indéfini, elle se fond dans la matière translucide de la peinture, dans un voile de brume bleutée, évanescent, son visage absent, sa chevelure incertaine, à la tenue qui se défait. La peinture se situe dans un espace instable représentant une figure fantomatique.

« Je crée avec des bribes de mémoire, à partir d’événements fortuits, des situations indéterminées que je considère comme des non-lieux. Cela se passe un peu comme dans un jeu, avec des règles très précises, mais dont l’issue reste toujours imprévisible », explique l’artiste. Riche d’une quarantaine de toiles et d’une large sélection d’œuvres sur papier, la rétrospective du musée d’Art moderne de la Ville de Paris embrasse l’œuvre des années 1987 à nos jours et rend hommage à une figure discrète, mais constante, de la peinture contemporaine.

Philip-Lorca di Corcia, Paris, 1996 :

Les passants sont photographiés à leur insu, mais un dispositif préparatoire permet de souligner tel visage, telle silhouette, et de dédramatiser ainsi la réalité en la métamorphosant en une fiction mise en scène.

« Dans mes travaux, déclare di Corcia, il y a une sorte d’histoire, une narration suggérée. Je suppose que c’est pour cette raison que l’on m’a souvent demandé si je voulais faire des films. J’essaye de créer des œuvres qui requièrent de l’attention et du temps. Je tente de faire le contraire d’un photographe travaillant pour ces magazines qui se lisent en quelques secondes, à la chaîne, et qui ne laissent généralement aucun souvenir. »

Valérie Belin, Sans titre, Série métisses II, 2008 :

Dans cette série où les modèles ressemblent à des poupées asexuées, très équivoques, la photographe dénonce les apparences : qu’est-ce qui sépare l’humain du virtuel ? Cette jeune métisse, très belle, est-elle en cire ou en chair ?

Françoise Nuñez, Channai, 1994 1994 :

Bernard Plossu, Strasbourg, 2002 :

Visages de l’intimité :

Lorsque l’on admire un portrait, un autoportrait, la présence de la figure humaine à travers le miroir... un magnétisme s’immisce dans le rapport que nous avons avec l’œuvre d’art : nous devenons des spectateurs actifs.

Pierre Bonnard, Autoportrait, 1946 : L’autoportrait du peintre qui se reflète dans le miroir de sa salle de bain transmet l’image d’un masque inquiétant, au regard absent, presque mortuaire. Pablo Picasso. Femme au miroir, 1959 : Cette peinture présente une femme au visage cramoisi, triste et fermé, contemplant, comme incrédule, son reflet apaisé et idéal dans un miroir qu’elle tient à bout de bras.

Nan Goldin, Autoportrait dans le train, 1992 :

Dans cet autoportrait de la photographe, l’angoisse se lit sur son visage. Son regard fixe nous emmène dans son étrange voyage. L’impression d’être dans le train avec elle, et de la regarder, en restant silencieux à ses côtés.

Visages de l’esprit : Radioscopie mentale qui fait émerger ce qui se cache derrière les apparences, les rêves, les fantasmes, le désir. Derrière le masque des apparences, le motif du visage est révélateur des luttes intérieures de l’esprit.

René Magritte, Le Visage du génie, 1926 :

Ce tableau de jeunesse met en avant deux thèmes de l’œuvre de Magritte : le trou et le bois mort qui reprend vie.

Une tête aux allures de masque mortuaire en plâtre repose sur une planche découpée d’encoches flottant en perspective sur une sorte de brume bleu-gris, ouverte de part en part de deux carrés dont un à hauteur de l’œil droit. Sur le bord droit de la planche, des quilles semblent être revenues à la vie, une branche traverse l’ouverture et remplace l’œil. Jean-Charles Blais, Sans Titre, 1992 :

« Aujourd’hui, déclare Jean-Charles Blais, je souhaite régler la question des connotations psychologiques, qui est toujours présente dans la représentation des visages. Je peins des figures qui ne sont plus des personnages, mais des objets. Ce sont des accessoires qui appartiennent à ma peinture, au même titre que les chapeaux, les maisons, les arbres, les chiens. »

« Si je perdais ma bibliothèque, j’aurais toujours le métro et l’autobus. Un billet le matin, un billet le soir et je lirais les visages », écrit Marcel Jouhandeau.

En sélectionnant pour ce texte les œuvres marquantes de cette exposition, mélangeant heureusement peinture, sculpture et photographie (pas de vidéo cependant), dans une perspective historique de l’art, et repensant aux trois volets thématiques, j’ai essayé de trouver leur pendant actuel.

Le visage de la société :

Les visages de soldats ayant servi en Afghanistan photographiés par Lalage Snow

Le visage de ces combattants changent physiquement au fil des mois. L’intensité du regard se transforme, une fois sur le théâtre des opérations devenant alerte, perçant, face à la menace à venir, dans la crainte de la mort.

Visages de l’intimité :

Dans son article Viralité du selfie, déplacements du portrait, André Gunthert analyse à travers le phénomène du selfie, de quoi la photographie dite amateur pourrait-elle être le miroir, si ce n’est de nous :

« Les avatars des réseaux sociaux nous montrent abondamment que l’image que nous choisissons pour nous représenter n’est pas nécessairement celle à laquelle nous réduit l’identification policière – notre physionomie. Portrait d’acteur ou d’actrice, animal totémique, tableau, masque, affiche, détail corporel, etc. : comme un blason, comme un jeu, on peut retenir à peu près n’importe quelle image pour lui faire dire qui nous sommes (voir ci-dessus). Un portrait n’est pas seulement un buste, qui n’est que la forme la plus traditionnelle de la présentation de soi : il est une déclaration publique qui porte le message de notre revendication identitaire. »

Ce texte s’oppose radicalement aux conclusions de Robert Redeker dans sa tribune Facebook, ou l’éclipse du visage pour qui le réseau social est la destruction consentie de l’intimité et dérive d’une imposture fondamentale : « organiser la disparition du visage par sa virtualisation, laisser croire que la photo d’identité (la face) sur le « profil » est le visage de l’autre. »

Visages de l’esprit :

En marchant dans les rues du Panier de Marseille pour me rendre à la Vieille Charité et visiter l’exposition sur les visages, les murs sont recouverts d’affiches, de graffitis : exposition de visages à ciel ouvert.



« Le visage n’est pas vu, écrit Levinas dans Éthique et infini. Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous mène au-delà. »


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