En découvrant cette série de clichés urbains du photographe américain Matt Logue intitulée Empty LA sur le site de François Bon je me suis souvenu d’une exposition marquante de Nicolas Moulin : Vider Paris.
Les 50 images de cette installation avaient été réalisées à partir de photographies de rues de Paris retouchées sur ordinateur. Toute trace de vie y avait été effacée : végétaux, mobilier urbain, piétons, voitures, etc. Les rez-de-chaussée et premier étage de tous les immeubles étaient bouchés par des plaques de béton.
Jeu ou désir de vouloir vider la ville du bruit et de la fureur pour s’y promener en solitaire ?
Fiction d’un monde contemporain dont les repères s’accrochent à l’isolement sensoriel, la perte d’identité, le déplacement des signes dans un univers où la technologie est implicitement présent, aux lisières de la présence humaine dont ne restent que ses constructions : architectures urbaines, systèmes de transport, axes, carrefours... Vider Paris est une installation entre photographie, vidéo et infographie qui transforme en déserts des endroits connus pour être des zones d’affluence, de trafic, de commerce, de vie.
Dans Empty LA, du photographe Matt Logue, la ville de Los Angeles est présentée d’une manière inattendue, vidée de toute population ou de tout trafic.
Quand je regarde de vieilles séries télévisées de mon enfance, je ne suis plus l’intrigue usée depuis bien longtemps (d’ailleurs éculée le plus souvent), mais les paysages dans lesquels les personnages se traînent, enquêtent, courent, marchent, mangent, errent, arpentent les rues. Les épisodes de Starsky et Hutch par exemple se déroulent à Bay City en Californie, une ville imaginaire calquée sur Los Angeles. De même pour la série Drôles de dames. Et mon regard en creux, en fond d’images, ne peut-il s’assimiler au procédé utilisé par ce photographe qui gomme toutes présences humaines pour faire apparaître ces lieux dans une nudité qu’on ne leur connaît pas, décalée et insolite ?
Dans le premier épisode de la Saison 1 (1959-1960) de la célèbre sérié télévisée de Rod Serling, Twillight Zone : Where Is Everybody ? on retrouve un homme souffrant d’amnésie qui erre dans une ville où il ne trouve personne. Bien que seul, il se sent observé, surtout qu’autour de lui, des traces de vie récentes sont apparentes.
Un homme, seul, erre depuis longtemps dans une ville abandonnée. Il se croit fou lorsqu’il s’aperçoit qu’il est le seul habitant de cet endroit abominable. Finalement, il s’appelle Mike Ferris et participe bénévolement à un programme virtuel spatial dans lequel il doit tenir longtemps dans un lieu isolé. Il a tenu 480 heures. Avant d’être emmené dans un centre hospitalier, Ferris demande à la Lune de ne pas disparaître.
Autre exemple, avec le photographe japonais Masataka Nakano qui a également réalisé, il y a quelques années, un ensemble de photographies sur le même thème avec son projet Tokyo Nobody. C’est le fruit d’une dizaine d’années d’attente des rares instants au cours desquels les rues de Tokyo sont vides. Mais grande différence avec le projet de Matt Logue, il s’agit de photographies réalisées sans aucune retouche. Mais au fond, est-ce si différent ? Le résultat visuel semble identique. C’est un peu différent pour le projet de Nicolas Moulin, dont le partis-pris est plus marqué, en intervenant sur les images il ne fait pas qu’enlever des éléments vivants ou en mouvement, il fige la ville en un décor de béton froid et inhumain qui a quelque chose d’un décor de cinéma pour film d’anticipation sur société sécuritaire de contrôle permanent.
L’espace urbain est un lieu de regroupement, de mise en réseau. Il collectionne naturellement les traces humaines, produit des repères et du sens.
Dans les années 90, en arrivant à la bibliothèque de Melun, je découvre un magnifique ouvrage du photographe Jean Mounicq, préfacé par Marc Augé : Paris retraversé.
« Au tout début de 1979, j’ai voulu photographier de façon exhaustive, dans un quartier entier, dans une unité totale de temps, de lieu, de lumière (aucune photographie n’est prise au soleil pour éviter les effets), ce qui avait été jusqu’alors l’absence d’interdits à l’homme dans l’aménagement de son environnement. Vues prises surtout dans les cours qui sont une survivance, à la ville, de la vie du village. J’ai ajouté tout naturellement une unité de technique puisque 99,99% de mes images sont faites avec l’objectif de 50 mm qui, seul, restitue la vision correcte de l’œil. C’était à une époque de ma vie où la trituration de mon travail pour les gens de presse me devenait plus qu’insupportable et où les voyages aux îles, pour mettre en image du cocotier ou du folklore tiers-mondiste, commençait à me faire horreur. J’avais besoin de repenser mes nécessités de photographier, de ne plus le faire de manière hachée pour découvrir ce que je ne connaissais pas mais, au contraire, pour faire comprendre mieux ce que je voyais bien. »
Les pratiques de l’espace comme les nomme Michel de Certeau, relèvent de ce qu’il appelle également l’invention du quotidien : les citadins effectuent quotidiennement des trajets qui, réguliers ou occasionnels, n’appartiennent qu’à eux, même lorsqu’ils ne font que mettre en relation le lieu où il vivent avec le lieu où ils travaillent. Le ville de ce point de vue, pourrait se définir comme un mouvement ou comme un "espace" pour lequel l’espace est un lieu pratiqué.
Ce projet perecquien de Jean Mounicq rappelle forcément les travaux photographiques d’Eugène Atget et Charles Marville sur Paris.
Marville répond à son commanditaire, en accusant les défauts de la ville ancienne avant démolition, en magnifiant le projet moderne de la ville Haussmanienne. Son art y transfigure alors les rues condamnées où le spectateur est emporté dans un rêve infini d’errance nostalgique. Les rues vides, fixées à une heure matinale, paraissent inviter le spectateur à se promener, paisible et solitaire.
De son côté Atget, photographe des sites et monuments parisiens, fait de longs temps de pose, dans les différents endroits de la ville qu’il visite méthodiquement, dont il dresse l’inventaire régulier en amoureux et collectionneur des lieux. Les passants de ses photographies s’y réduisent à de vagues silhouettes floues. Lorsque les personnages ne sont pas le sujet principal de la photographie, ils passent à l’image tels des spectres. Eugène Atget explore la totalité de l’espace en partant de vues d’ensemble avant d’en photographier les détails, allant du général au particulier. Un point de vue unique ne peut suffire à rendre compte d’un lieu ou d’un édifice entier. Il faut plusieurs points de vue successifs pour nous le faire découvrir peu à peu dans toute sa complexité.
Les rues vides, sans habitant, endormies, dirait-on par l’effet d’un charme mortel commué en sommeil (comme dans La belle au bois dormant), de Charles Perrault, les objets prennent soudain une densité inhabituelle, une présence insolite, un aspect étrange et l’on comprend bien la fascination de Giorgio De Chiriquo. Le désert de ses photographies dramatise le réel, il crée "ce salutaire mouvement par lequel, écrit Walter Benjamin, l’homme et le monde ambiant deviennent l’un à l’autre étrangers."
La photographie est par nature une discipline analytique. Si le peintre peint de la toile blanche et construit une image, le photographe part du désordre du monde et sélectionne une image. Le photographe impose un ordre à la scène, simplifie le fouillis en lui donnant une structure. Un point de vue, un cadrage, un temps d’exposition et un plan de mise au point. Dans les images de la série Empty LA, le cadre agit passivement. C’est là où l’image s’arrête. La structure de l’image commence à l’intérieur et se prolonge en dehors du cadre. Elle sort littéralement du cadre. Et c’est sans doute pour ça qu’en voyant ces photographiques j’ai pensé immédiatement à deux films : The World, The Flesh and The Devil de Ranald MacDougall et La Jetée de Chris Marker.
Je me souviens avoir vu ce film assez jeune et je ne l’ai jamais revu depuis, mais j’en garde un souvenir d’une force rare, et cette scène magnifique me revient en mémoire, inoubliable : Harry Belafonte erre dans New York vide et l’on entend le bruit métallique de ses pas qui résonnent sur le bitume des rues désertées : "Je sais que vous êtes là" se met-il à crier rageur en direction des immeubles qui l’entourent, l’encerclent.
Cesare Pavese note dans son journal Le Métier de vivre : " Vivre quelque part est beau quand l’âme est ailleurs. À la ville, quand on rêve à la campagne, à la campagne quand on rêve de la ville. Partout, quand on rêve de la mer. Cela pourrait sembler du sentimentalisme, mais ce n’est est pas. Cela prouve par contre l’all-pervadingness de l’image. On n’évalue une réalité qu’en la filtrant à travers une autre. Seulement quand elle passe en une autre. " Une sorte de surimpression légère d’une image mentale (l’image de l’ailleurs) à l’image de la réalité (ce que l’on a sous les yeux ici et maintenant, rend compte de l’aspect rêveur de certaines photographies, celles où précisément le photographe est visiblement ailleurs comme on le dit de quelqu’un qui a une absence. "Il n’y a pas de solitude, écrit Maurice Blanchot, si celle-ci ne défait pas la solitude pour exposer le seul au dehors multiple. "
La Jetée est un photo-roman de Chris Marker. L’histoire débute à Paris, avant la « troisième guerre mondiale » et la destruction nucléaire de toute la surface de la Terre. Le héros est le cobaye de scientifiques qui cherchent « d’appeler le passé et l’avenir au secours du présent. » Il a été choisi en raison de sa très bonne mémoire visuelle.
Comme je le mentionnais dans un récent atelier d’écriture en ligne autour de Œuvres photographies complètes, depuis plus de vingt ans, Laurent Septier, artiste, prend en effet des photographies en noir et blanc, en format 6 x 6, et particulièrement en Chine.
À des fins de classement des ses images, il a été amené à en faire une liste comprenant une numérotation accompagnée d’une brève description pour mémoire. « Au fur et à mesure des années, précise l’artiste, je me suis aperçu qu’il m’arrivait de lire cette liste pour elle-même et que je m’amusais, à partir du texte, à essayer de retrouver de mémoire tel ou tel détail d’une image. J’ai fini par enlever les chapitres, les dates et les numéros : reste, dans l’ordre initial, l’ensemble de ces descriptions qui forme comme une litanie. »
Toute photographie est forcément pour l’artiste, par son processus et son dispositif mêmes, un document, mais ce n’est pas cela, l’important. L’important, pour Laurent Septier est de reposer le problème du photographiable, car c’est un problème sans cesse renouvelé. Ses images y sont une réponse tout autant qu’une nouvelle question.
Notre intérêt pour la photographie ne réside-t-il pas dans une large mesure dans son aptitude à inventer, à chaque instant, ce que Walter Benjamin appelle « une constellation du présent », la conjugaison de certains traits du passé et du futur avec le temps actuel ? C’est le retour dans le présent de tout ce qu’elle porte en elle de passé et d’avenirs.
Vider la ville, et toutes les expériences qu’on vient d’évoquer, quelque soit l’artiste, la forme ou l’art qu’il convoque pour parvenir à ses fins, n’est-ce pas une manière pour nous de tenter de changer notre regard sur ces espaces devenus tellement habituels qu’on ne les voit plus. C’est aussi à de telles questions que nous convie Georges Perec dans ses diverses tentatives de descriptions urbaines. Et plus que l’image, c’est la question du regard qui se pose à travers les descriptions de l’espace public urbain.
Vider la ville, c’est appeler le passé et l’avenir au secours du présent.
Je découvre cette vidéo Running on Empty de Ross Ching, inspirée par la série de photographies de Matt Logue Empty LA. À voir...