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Visages retrouvés, un portrait par Caroline Diaz

Le visage d’un homme dit tout de lui. De son caractère, de son parcours. Les photographies qu’on possède de lui nous le montre chaque fois sous un jour nouveau. Tu me vois ? Sais-tu qui je suis ? Me comprends-tu vraiment ? semble-t-il nous demander en nous regardant du coin de l’œil avec son léger sourire. Je crois que oui, je me suis fait mon idée avec le temps. Mais à force cette image devient banale, elle perd son pouvoir multiple et versatile, sa profondeur et son mystère. Elle est utilisée en toutes occasions. Son charme se fane, s’étiole, comme une fleur séchée. Elle perd sa richesse et sa complexité, elle devient plate, unique et fermée sur elle-même, elle se transforme en un banal objet perceptible, identifiable comme un symbole, qui a pour seule fonction de remplacer l’absent, de nous le figurer dans la présence factice d’un souvenir évanescent. Lointain.


Cette photographie de toi enfant est la première que je découvre. Je suis complètement attendrie devant ton regard, cette forme de détachement, d’absence, rêverie de l’enfance.

Tu as peut être dix, onze ans (on ne le voit pas mais tu es en costume de communion), c’est la guerre et tu souris avec grâce. Dans ton regard je retrouve le mien, cette photo me re-lie à toi.

Tu quittes l’enfance, ton regard est toujours aussi doux. Tu as peut être quatorze ans, peut être que Paris est libéré. Tu habites rue de Rivoli, ou déjà la rue Ordener. À quoi rêves tu ?

Cette image fait partie du puzzle, fin de l’adolescence, dix sept ou bien dix huit ans ? Quelque chose de flou, presque ingrat. Une bataille entre ton nez qui s’élargit, ton sourire flottant, tes dents trop petites, l’ombre duveteuse au dessus des lèvres. Je n’aime pas trop cette photo, je zoome au plus près pour retrouver quelque chose de ton regard qui sur d’autres portraits me touche tant.

1970, l’année de ma naissance, tu as quarante ans. 

Tu es arrivé en Algérie il y a deux ans, avec Pierrot, Alex et Cécile qui est née à Montréal. Nous vivons dans une cité privée réservée aux pilotes à Dar El Beida, dans un ancien quartier colonial de la banlieue d’Alger.

Tu poursuis ta mission d’instructeur dans l’aviation civile Algérienne, comme chef pilote de l’E.A.C.M., tu t’investis beaucoup, toi le Corse d’adoption tu travailles « comme deux continentaux. »
Tu portes un costume clair, tu t’adaptes au climat. Ton visage figé dans un demi sourire s’est arrondi : la vie est une fête à Alger, avec les coopérants mais aussi avec les arabes qui sont tes amis.
Vous dinez de chorba, de couscous, de mouton aux amandes.
Vous allez au « club » manger des brochettes, danser des slows et le jerk.
Vous allez boire des coups, chez les Ferthout, chez les Caroubi, chez les Hamoudi.
Vous aller boire un thé à la menthe, au
Mer et Soleil à Cherchell.
La nuit tombe, vous allez contempler les lumières sur la baie d’Alger.
Sur la route il y a des mimosas, des rosiers géants et des eucalyptus.
Dans tes yeux il y a toujours cette douce mélancolie.

Le 7 février 1972, lors d’un entrainement, tu es pris dans des vents violents, tu es seul à bord de ton appareil. Deux habitants ont raconté ta lutte contre la tempête pour tenter de redresser, puis ils ont vu ton avion tomber brusquement et s’écraser dans les montagnes.
Je devais jouer dans mon parc quand le téléphone a sonné. Qui m’a pris dans ses bras quand les militaires ont envahi le salon à Oran ?
Nous avons quitté brutalement l’Algérie, avec ton cercueil à bord de l’avion qui nous a rapatrié en France.
On a décidé que je ne souffrais pas, que tu ne me manquerais pas puisque je t’avais « à peine » connu. C’est surement à ce moment-là que j’ai choisis de ne pas t’aimer.
Je ne me souviendrais pas de la beauté de l’Algérie.
Je ne souviendrais pas des ruines de Tipaza, ni de Cherchell, ni des eucalyptus.
Je ne me souviendrais pas d’Oran, ni de sa poussière ocre.
Je ne me souviendrais pas de ta voix douce.
Je ne me souviendrais pas de nos étreintes joyeuses, de tes attendrissements, que tu me caressais doucement la joue de l’index, je ne me souviendrais pas de ma tête dans le creux de ton cou.

Si tu savais la force que ça me donne de venir à ta rencontre.

Caroline Diaz

Tout ce qu’on sait d’un homme (son histoire, son caractère, son allure, ses amours, sa famille) s’agglomère et se cristallise dans les images qu’on a de lui. Le portrait photographique qu’on possède se transforme en une image, qui devient presque malgré nous l’image qu’on s’en fait. Et lorsqu’il n’existe qu’une seule image de cet homme, unique trésor qu’on garde précieusement sur soi, photo d’identité cachée avec soin dans son porte-feuille glissé dans la poche intérieure de sa veste, tout contre son cœur, ou à l’abri des lourdes pages de l’album familial, au fil du temps la représentation qu’on a de lui peut se révéler trompeuse, tronquée, prendre la forme d’un faux. Mais on ne le devine pas forcément, on ne s’en doute pas. Il faut du temps pour le saisir, de la distance, un peu de recul. On ne le comprend vraiment que le jour où d’autres images de lui nous parviennent enfin qui, à la manière des histoires qu’on racontait sur lui, sur son parcours, ses rencontres, ses attentes, ses passions, ses joies, ses doutes, ses secrets, viennent affiner son portrait, le modeler sensiblement, en préciser la définition, par touches successives, ajouts et strates successives parfois contradictoires, remords du peintre et trouble de la mémoire, faille du temps, qui malgré tout finissent par composer un visage plus juste, un portrait inédit, et de nouveau vivant.


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