Regarder ce que l’on ne peut pas voir.
Il y a toujours une raison à l’attirance pour cette forme de plus en plus courante dans la ville d’aujourd’hui, cette béance, ce trou à l’air libre, comme un temps mis entre parenthèse, en suspens. Pour maintenir solidement debout les pans de murs mis à nus par un chantier, la destruction d’une bâtisse, d’un immeuble récemment abattu, encadré par des bâtiments déjà construits, ce que les spécialistes appellent une dent creuse. Il est important de fortifier les murs des immeubles mitoyens, pour éviter au plus vite qu’ils s’écroulent ou tout du moins se lézardent, se fissurent, s’abiment, sans ce contrepoids, la poussée, la présence de leur ancien voisin. Les échafaudages, larges étais et poutres métalliques, qui maintiennent les murs et s’entrecroisent dans un élégant rapport de force, de croisement qui brouillent les pistes et te rappellent autant les fils du montreur de marionnettes que le jeu de la ficelle nouée et tendue entre les doigts des enfants. Un ballet à la beauté déroutante.
Dialoguer avec des fantômes.
Ce sont des choses qui se vivent dans le noir. Ce qui apparaît comme absence, le fantôme en nous qui vacille évanescent comme présence d’une absence. Cherchant à comprendre ce qui toujours sans cesse nous échappe, le monde autour de nous en route, en route intangible, sans un regard pour notre pauvre surplace, mon fantôme et son futur antérieur qui s’achève avant l’heure. Un jour, je finirai par te retrouver, incapable d’aller plus loin en dépit du temps qui est passé, poursuivre mon chemin, la route se terminant là, sans prévenir. Je me souviendrai de tout ce que j’ai vu jusque là, sans rien oublier, tout ce à quoi je n’ai cessé de penser, de rêver, ce que j’espérais et que je redoutais en même temps, le temps de se retourner, de retrouver ta trace, je te sais toujours en vie, connais l’endroit où tu te trouves par les indices que tu y as placé un peu partout, l’une se profile, l’autre s’efface, avec la ténacité que j’ai mis à te chercher, à t’attendre, espérant sans cesser de t’aimer.
L’instantané des apparences
Il faut nécessairement de la lumière pour vivre. Le présent est notre endroit, notre domicile. Nous avons besoin d’espaces pour vivre. Nous cherchons un lieu mouvant pour nous fixer, habiter ce qui nous réunit et ce qui nous divise. Notre chemin se dessine entre l’ombre et la lumière. Il faut du contraste, un minimum de contraste. De l’obscure autant que du lumineux. L’ombre se projette, s’imprime sur le tronc de l’arbre avec une précision et une finesse de dentelle. Une fraction de seconde. L’écorce est une peau, l’ombre l’habille de son tissus aérien. Aux limites de la pénombre et de l’obscure. Je me souviens de cette photographie des ombres d’un homme et de son échelle à Hiroshima, restées imprimées sur un mur de la ville, à cause de la chaleur dégagée par l’explosion nucléaire. Ce qui faillit dans le monde, ce qui fuit, disparaît, entrecroise absence et présence. Poussière des choses détruites. Rendre vivant le rapport à la mémoire, l’instant du danger. Et soudain c’était trop tard.
Un rêve, une nostalgie ou peut-être un espoir ?
Augmenter aujourd’hui le son de n’importe quel élément de notre environnement comme on pourrait faire un zoom dans une image, en s’approchant d’un détail comme on entre dans une nouvelle dimension, un monde parallèle : repérer le point où se porte notre regard, l’agrandissant plusieurs fois. Je tends l’oreille comme un micro pour qu’il enregistre tout ce qui m’entoure, le saisisse sur le vif : le tapotement hésitant de la canne d’un vieil homme, son tremblement de jambe qui claudique légèrement, le moteur des voitures ronflant au loin, le délicat clapotis de l’eau qui goutte-à-goutte dans la rigole, le balai qui frotte le trottoir en rythme régulier. Dans la trame du jour, le ciel, la lumière, entendre la ville, l’invisible. Se laisser porter par toutes ses sensations sans chercher à les unifier, sans craindre non plus de s’y laisser dissoudre. De ce désordre heureux naît l’impression tenace de la ville, qui s’imprime en nous à notre corps défendant. En calque sur le temps qui s’écoule.
Nous sommes nous-mêmes, en construction
J’observe Paris depuis mon promontoire favoris, vu du ciel la ville paraît s’offrir à nous et nous approchons ainsi au plus près des humains qui y vivent. Sans pouvoir d’action, sans pouvoir toujours les écouter vraiment, leur porter secours ou même les comprendre vraiment, je peux les entendre, je les devine en train de parler ou de penser, de se plaindre ou d’espérer, de crier ou de de jouir, pourrions-nous un jour être perçu par eux, pour peut-être les apaiser pour qu’ils portent un nouveau regard sur le monde et sur leur propre vie. La ville est une mémoire singulière et ouverte, constituée du concert entrechoqué des quêtes et des tracés, des pensées et des actes, où notre regard nous porte. Nous sommes à l’écoute, surfaces sensibles, répercutant et réfractant cette mémoire polymorphe, disséminée dans les plis et les recoins les plus secrets de la ville. Paris est une ville faite de plis, de replis, coins et recoins, caches secrètes et perspectives à inventer. Nous sommes embarqués.