Édenville est un lieu-dit situé sur la commune de Jullouville dans la Manche, entre Carolles, les falaises de Champeaux et la plage de Jullouville.
Tous les étés depuis une dizaine d’années j’y passe deux semaines au mois d’août. Ma femme a vécu dans ce lieu-dit une partie de son enfance. Cette année, Jazz en baie l’événement musical qui se déroulait entre autre à Édenville, n’a pas lieu, il est reporté du 24 juillet au 1er aout 2021 et devient le Festival Grandes Marées, car le festival souhaite ne pas s’enfermer dans la rigueur du style mais dans la conjugaison de tous les styles (sic).
En faisant des recherches pour mon projet d’écriture autour de Charles Mingus, je découvre presque par hasard que le pianiste de jazz Bud Powell a séjourné en août 1963 et 1964 à Édenville, à l’Hôtel-Restaurant La Belle Escale, devenu aujourd’hui l’Hôtel des Falaises, bar-tabac, presse et dépôt de pain.
Vers le milieu des années 1940, aux États-Unis, le jazz a connu une révolution sans précédent : Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk et Bud Powell commencèrent à improviser sur les accords et non plus sur les mélodies. Quittant les grands orchestres dans lesquels ils avaient fait leur premiers pas, ils se mirent à jouer en petites formations afin que chaque instrumentiste puisse se lancer dans de savantes improvisations pour leurs solos respectifs, la batterie prenant une dimension nouvelle avec l’arrivée de musiciens comme Kenny Clarke ou Max Roach. Le be-bop était né.
Après de nombreux séjours en hôpital psychiatrique, Bud Powell, atteint de troubles psychiques le faisant extrêmement souffrir, semblait ne pouvoir créer qu’au bord du gouffre de la folie. Il déménage à Paris en 1959, en compagnie d’une amie d’enfance. Le couple s’installe à l’Hôtel La Louisiane, rue de Seine. Il travaille en trio avec Pierre Michelot et Kenny Clarke.
Francis Paudras, un jeune illustrateur passionné de jazz, devient un des grands amis de Bud, il l’héberge à partir de 1962 à Paris. En 1963, Bud Powell remplace au pied levé Kenny Drew pour un enregistrement chez Blue Note et démontre qu’il peut encore jouer. En 1963, il contracte la tuberculose et se fait soigner en France au sanatorium de Bouffémont dans le Val d’Oise (il y écrira d’ailleurs un morceau alors qu’il y était interné : Blues For Bouffemont). Lors des étés 1963 et 1964, le pianiste va se reposer un mois à l’hôtel des Falaises situé dans un quartier de Jullouville au nom paradisiaque : Édenville.
Sur ce bout de côte entre Granville et Avranches, pendant quelques semaines, le pianiste vit une parenthèse enchantée. Le jour, il se promène sur la grève, en maillot de bain, se régale de fruits de mer, travaille Chopin et ses compositeurs favoris, puis fait la sieste à l’ombre d’un parasol. Le soir, sur le piano à sa disposition à l’hôtel, il joue sans s’arrêter, enchaînant les classiques de Parker, Monk et Gillespie avec ses propres compositions dans ce mélange de vertige intérieur et de frénésie qui le caractérise. Deux jeunes musiciens de la région, Jacques Gervais et Guy Hayat lui servent la rythmique. Le saxophoniste Johnny Griffin, qui a eu connaissance de cette villégiature inattendue, vient se joindre à la fête et jouer avec eux.
L’année suivante, il retourne à New York avec Francis Paudras. Au départ, les deux hommes devaient rentrer ensemble à Paris, mais Francis Paudras revient seul, Bud Powell meurt à l’hôpital à 41 ans. De ce séjour qui précéda le naufrage de son retour au pays natal il reste des enregistrements réalisés avec les moyens du bord (Holidays In Edenville, 64 et Hot House et quelques photos retrouvées par Christian Ducasse, qui montrent Bud Powell les pieds dans l’eau, pensif face au grand large, tête en arrière, les mains derrière le dos, ou allongé sur le sable au pied de la digue, en costume au milieu de plaisanciers torses nus.
En 1986, Francis Paudras écrit un livre sur son ami, La danse des infidèles, qui a servi de base au film de Bertrand Tavernier sorti la même année 1986, Autour de minuit (’Round Midnight), inspiré de la vie de Bud Powell et de Lester Young dans lequel Dexter Gordon joue le premier rôle, celui d’un jazzman expatrié à Paris.
« À la maison, la règle d’or était de ne rien lui demander en échange de ce que nous faisions pour lui. Dans notre esprit, nous tentions de lui donner modestement en retour un peu de cette joie et de cet espoir qu’il avait dispensé à son insu dans notre existence, par le passé. Lorsque des gens s’étonnaient de ce que nous faisions, j’avais toutes les peines du monde à leur faire admettre qu’à mon sens, nous lui étions toujours redevables. » [1]
En 2014, pour fêter les 50 ans du concert de Bud Powell à Édenville, trois soirées de concerts ont réunis de nombreux musiciens à l’Éden Jazz Club de l’Hôtel des Falaises d’Édenville.