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Jouer des effets de relief de la réalité

Je n’ai pas eu souvent peur en ville, on me demande s’il m’est arrivé de me perdre, cela m’est arrivé une ou deux fois, et j’entends peur au lieu de perdre, je parle de la peur, la peur de se perdre en ville, ce qui me revient en mémoire avec la force inattendue d’un coup au cœur, un direct au plexus qui vous coupe le souffle, vous terrasse de douleur, laissant sans air, incapable de respirer, c’était à Barcelone, je voulais voir la ville de nuit, je suis sorti de l’hôtel, j’ai parcouru les rues que j’avais arpentées avec toi de jour, sur les Ramblas une jeune femme s’est approchée pour me demander l’heure, je lui ai répondu que je n’avais pas de montre sur moi, pas l’heure, je revois mon geste puéril, la manche de ma chemise que je relève pour lui en apporter la preuve inutile, ce besoin de toujours se justifier, je n’ai pas l’heure, lui ai-je répété comme pour la persuader, car elle attendait une autre réponse de ma part, se tenant face à moi, quémandant plus de générosité, elle aurait dû s’éloigner rapidement mais elle restait là, à mes côtés, me fixait, tournait autour de moi, me dévisageant, tout en jetant en même temps de brefs coups d’œil derrière elle, par en-dessous, la foule qui marchait encore sur la promenade à cette heure tardive nous frôlait dans l’indifférence des grandes avenues fréquentées la nuit, elle m’inquiétait, car tous les gens qui, quelques secondes auparavant m’entouraient encore tout en m’ignorant, tout à leurs rendez-vous urgents, leurs retours pressés chez eux, me rassuraient par leur proximité, leur présence, mais ils s’étaient soudain dispersés, je me sentais seul face à cette femme et à sa question insolite sur l’heure, et plus le temps filait, une seconde est si vite passée dans l’inquiétude de la suivante, le doute montait, les silhouettes de la foule n’étaient plus que fantômes, et la présence de la jeune femme, de plus en plus entreprenante, menace glaçante, m’inquiétait, lorsqu’elle m’a saisi le poignet, j’ai essayé de me soustraire à sa pression, elle avait les mains noires, cela me dégoutait tout à coup, tentant de me dégager de son étreinte insolente, dans la crainte que des complices me tombent dessus, dissimulés derrière les ombres élancées des arbres de la promenade, des lampadaires, métamorphosés par la nuit en armes menaçantes, j’ai pris peur, une peur animale, et je me suis enfui en courant sans regarder derrière moi, rarement j’ai couru aussi vite, je ne voyais plus rien de la ville que je traversais à la hâte, j’entendais juste mes pas sonores frapper les larges pavés de la ruelle sombre, mon cœur battre, ma respiration haletante, je courais sans m’arrêter, d’une traite, sans même savoir si quelqu’un me poursuivait ou si j’étais seul, courant dans la ruelle déserte pour revenir jusqu’à mon hôtel m’y engouffrer, en reprenant mon souffle, en te racontant ce récit, ce souvenir en appelant un autre comme en écho, à Casablanca, un homme à qui je n’avais rien demandé avait engagé la conversation avec moi sur la photographie sans que je m’y attende, il m’avait accosté pour m’accompagner et m’informer sur l’architecture que je regardais en ville et non pour me demander l’heure ou pour lui rendre un service ou pour lui donner de l’argent, il avait vu que je prenais des photos, il avait voulu me présenter tous les endroits de la ville qui allaient me plaire selon lui qui, disait-il, suivait des cours de photos, il m’avait indiqué les lieux à photographier, il était sympathique même si très vite ses propos avaient perdus toute cohérence, il se répétait souvent, et sa voix partait parfois en vrille, et je l’avais suivi, sans trop me méfier, dans son itinéraire aux dédales labyrinthiques, guide touristique improvisé, à la démarche empressée, voulant tout me montrer, mais j’avais du mal à le suivre, à marcher à son rythme, à comprendre la logique de ce qu’il voulait m’apprendre, à saisir mentalement le chemin que nous parcourions ensemble dans la ville, dans le désordre, le dessin abstrait qu’il pouvait former sur la carte, ses propos se contredisaient et devenaient incompréhensibles, j’avais également du mal à regarder ce qu’il me montrait, impossible le plus souvent à prendre le temps de photographier comme il fallait ce qu’il me désignait digne d’intérêt, et plus je l’écoutais réciter ce qui peu à peu prenait la forme d’une leçon, mais une leçon pour se perdre en ville plutôt que prendre le temps de l’observer et de l’admirer (ce qui marquait bien notre différence, lui blasé et moi fasciné par cette ville que je découvrais pour la première fois, son architecture, sa circulation et ses habitants), jusqu’au moment où, fatigué par notre marche, déboussolé par ce parcours hiératique, la nuit tombait, sans savoir précisément où je me situais, je lui fis remarquer qu’il fallait que je rentre à mon hôtel, il devint alors plus pressant, il fallait tout à coup que je l’aide, ce trajet avait un coût, son temps était précieux, et sa vie plus dure que je ne pouvais l’imaginer, je devais donc le payer, il faisait nuit désormais, et c’était précisément là que nous nous retrouvâmes tous les deux dans un recoin isolé, sombre, loin des bruits de la ville, des regards inopportuns, et je me voyais coincé contre un mur, devant payer un service dont je ne comprenais le sens que maintenant, au moment même où notre périple perdait toute signification, dévalué, il gardait le sourire mais sa silhouette au-dessus de moi semblait menaçante, en voyant les billets que je sortais de ma poche, il me fixait en me disant à chaque fois que j’en ajoutais un, que ce n’était pas suffisant, non encore, encore un, il me faisait payer ce parcours à travers la ville, et je voyais repasser sous mes yeux tous ces endroits que j’avais à peine eu le temps de prendre en photo, non encore un, pour les effacer définitivement de ma mémoire au fur et à mesure que les billets s’accumulaient dans ma main, incapable de traduire leur valeur ou d’évaluer ce que j’avais pu découvrir grâce à eux, oblitérant mes images détournées, rendues inutilisables, une fois l’argent en poche il m’abandonna là, piteux, à peine un au revoir, j’étais tout près de mon hôtel, dans son ombre presque, je rentrais en accélérant le pas, sans la peur de me perdre cette fois, je n’ai pas eu souvent peur en ville, mais cette fois-là, comme à Barcelone, j’ai vraiment cru m’y perdre, perdre pieds, et la tête ailleurs, corps et âme, ne plus trouver mon chemin, ne plus me repérer, peur de se perdre dans un labyrinthe à l’issue inaccessible, toujours plus loin, tournant en vain au point de se voir mourir, ou plus exactement de se voir disparaître, notre imagination ne nous emmenant jamais aussi loin dans le concret de la mort, comme le rêve du reste où jamais on ne meurt, c’est donc arrivé plus souvent que je ne crois même si je m’aventure rarement en ville en terrain inconnu ou dangereux, même si je pars rarement dans des endroits isolés ou sans avoir préparé au préalable un minimum mon itinéraire, pris des renseignements sur le lieu que j’arpente, même si je ne prends jamais de carte ou de plan avec moi.




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