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L’image interminable n°9

Compilation de morceaux choisis.

Rue Cardinet, Paris 17ème

Les encarts publicitaires aux couleurs criardes, aux formules racoleuses, les affiches politiques et leurs slogans désuets, les poses stéréotypées des candidats, les visuels des artistes, des musiciens, des lieux des soirées parisiennes, avec l’usure du temps, les déchirures infligées par les passants rageurs, les opposants, les matières du papier superposé, déchiré, gondolé, disparaissent peu à peu sur les palissades, se délitent et se désagrègent. Il y a un endroit, au centre du dispositif de ces panneaux publicitaires, avec leurs deux faces qui nous en proposent une image différente selon l’angle abordé, où l’on ne distingue plus le motif de l’image, sa signification, et qui dans cet entre-deux devient abstraite. De nouveaux sens apparaissent transfigurés par nos propres désirs. Les photographies nous offrent ce que nous ne voyons pas forcément à l’œil nu, et nous révèlent parfois une part de nous-mêmes. Dans cette brève complicité entre prévoyance et hasard.

Ode à l’oubli

Musée du Louvre, Paris 1er

J’ai retrouvé tout au fond de mon armoire, glissé sous une pile de vieux pulls, un de tes foulards en soie que tu avais oublié chez moi un soir après une longue promenade dans le Marais. Après toutes ces années il était encore imprégné de ton parfum. J’ai pleuré le nez dans l’étoffe. C’était la première fois depuis ta disparition. Je me suis souvenu qu’à la fin de sa vie l’artiste Louise Bourgeois avait trouvé dans sa garde-robe des vêtements remontant aux années 1920. Elle s’est interrogée sur l’importance des tissus qu’elle utilisait notamment pour rembourrer certaines de ses sculptures. Elle a décidé d’en faire un livre. Elle a fabriqué la reliure et composé les pages avec les mouchoirs en tissu datant de son mariage. Ensuite elle a découpé, cousu, brodé ses vieux vêtements pour former trente-deux collages. Fragmentés et reconfigurés, ils réveillaient des souvenirs qui n’existaient plus. Le souvenir de quelque chose qui n’avait jamais existé Ce livre textile s’intitule Ode à l’oubli.

Entre parenthèses

Hôtel-Dieu, Parvis Notre-Dame, Paris 4ème

Après l’incendie de ton immeuble je t’ai cherchée partout, j’étais convaincu que tu n’avais pas pu disparaître dans les flammes, aucun corps n’a été retrouvé dans les décombres de ton appartement, et si tu n’étais pas là, carbonisée, en cendres, dans le désordre des débris, des meubles calcinés, des murs recouverts de suie comme un linceul sans corps, tu devais forcément être ailleurs, apeurée tu avais dû fuir le danger, le feu, et sans doute avais-tu erré longuement à travers les rues, ne te rappelant plus où tu habitais, ce qui venait de se passer, sous le choc, la mémoire ébranlée, tu ne te souvenais plus qui tu étais, et qui j’étais, en train de te chercher partout, dans tous les endroits que nous fréquentions avant l’incident. Dans les hôpitaux bien sûr. Sous les ponts, dans les rames et les couloirs du métro, dans les jardins, les parcs, les friches, les usines à l’abandon ou fermées pour cause de travaux à venir. Je n’ai jamais retrouvé ta trace, mais je n’ai jamais perdu espoir.

Chemin faisant.

Rue de Saint-Petersbourg, Paris 8ème

Comme ce couple que je croise dans la rue, nous aimions marcher en ville. Je les regarde l’un à côté de l’autre, amoureux, si proches dans l’allure, intimes, marchant d’un même pas, et c’est nous que je vois. Mon cœur se serre. Je les observe qui avancent sous le soleil hivernal. Toutes nos promenades me reviennent en mémoire, les lieux où nous aimions nous rendre, tous nos parcours, les chemins empruntés, les détours comme les raccourcis. Je revois nos marches nocturnes aux abords du Louvre, nos embrassades langoureuses sur les bancs des quais de Seine, les ruelles étroites aux pavés disjoints du Père-Lachaise, les café de Saint-Germain, les cinémas de la Sorbonne, nos expéditions impromptues sur les voies de l’ancienne Petite Ceinture, le dédale des ruelles du Marais, nos parcs préférés (le jardin des Plantes pour sa lente traversée, le dénivelé de Montsouris, La Villette, remontant le canal de l’Ourcq, et les Buttes-Chaumont pour ses renversantes cachettes). Je chemine à travers eux.

De l’autre côté du miroir.

Autoportrait, Quai de Bourbon, Paris 4ème

Je ne croyais pas cela possible après tout ce temps à te chercher, qu’à mon tour l’image de mon visage puisse s’effacer. Comment pourrait-on imaginer de ne plus voir, devant son miroir, le reflet de son visage, et découvrir à la place celui d’un autre ? Le reflet de mon visage ne me ressemble plus. Le paysage à l’arrière-plan reste identique, un repère fixe rassurant. « La ville n’est pas une présence fixe mais une conjonction d’éclats de temps, et que ces éclats ne sont pas disposés seulement sur la surface horizontale d’un plan, mais que la ville c’est une dispersion là posée sur la planète et à peine y flottant ».

 [1]

Mon visage changeant, paysage qui vole en éclat dans la lumière versatile, se transforme dans les variations de ses jeux lumineux. « Parce que la ville ne peut être rassemblée qu’ainsi, prise au détour, non pas dans ce qui serait fixe et permanent mais dans ce qui se refait d’instantané pour l’œil en mouvement, l’œil qui ne peut fixer parce que lui-même ne peut s’arrêter ».

 [2]

[1François Bon
, Paysage Fer, p.13, 
cité par Patrick Baudry, 
La ville, une impression sociale
, Circé, 2012. Page 95.

[2François Bon
, Paysage Fer, p.13, 
cité par Patrick Baudry, 
La ville, une impression sociale
, Circé, 2012. Page 95.


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