Sur la plage. Le soleil vient de se lever. Brumes estivales. Houle au loin. Vent violent, assourdissant. Brusques rafales. Les vagues soulevées par les bourrasques de vent. Marée montante. Lendemain de fête. Fatigue de la nuit passée, à traîner de café en café. Dans la moiteur émolliente des vapeurs d’alcool, le souvenir diffus des danses débridées, des étreintes inachevées, des baisers volés, les échos de la musique surgissent par bribes inattendues. Costume blanc défraîchi, froissé, ensablé. Du mal à garder les yeux ouverts. À comprendre la scène qui se déroule en retrait, mystérieuse, incompréhensible. Une ronde se forme au bord de l’estran. Des hommes, bras nus, teint mat, peau brûlée par le soleil, s’affairent à déplier et à dénouer un large filet de pêche. Dextérité de leurs gestes mécaniques qui s’activent à grande vitesse, de manière coordonnée. Sous le regard de mes amis aussi déconcerté que moi. Tout va très vite, trop vite. La tête lourde. Sourire en forme d’aveu d’impuissance. Mon corps se relâche encore un peu. Je ne comprends rien à ce qui se passe autour de moi. Cela me fait rire malgré tout. L’absurdité de ce que je vois, de ce que je vis, de ma situation sur cette plage. Je me détourne pour me détacher de ce tumulte étourdissant, espérant que dans ce mouvement, tout bascule soudain autour de moi, s’éclaire et prenne sens. Changement de direction. Une jeune fille blonde vêtue d’une longue robe de coton noir crie dans ma direction des mots que le vent emporte avec lui. Ses mains autour de sa bouche en guise de porte-voix. Le fracas des vagues qui s’agitent. Pieds nus sur le banc de sable. Le vent cinglant, sifflant aux oreilles. Je n’entends pas ce qu’elle me dit. Est-ce bien à moi qu’elle s’adresse ?. Ma main sur le cœur, l’index pointé dessus : Moi ?. Que me veux-tu ? disent mes mains avant de se relâcher et retomber inanimées vers l’extérieur. La jeune fille s’agite, fait de grands gestes dont je ne saisis pas le sens. Elle semble battre la mesure, puis elle esquisse quelques pas de danse sur le sable. Le vent du large souffle fort et plaque la toile de sa robe sur son corps aux formes naissantes. Je me redresse non sans mal peinant à me hisser sur le sable instable, avançant péniblement sur les genoux pour tenter, pénitent, de m’approcher d’elle, de comprendre ce qu’elle me dit au loin que je n’entends pas. Une cuvette d’eau nous sépare, nous maintient à distance. Elle poursuit sa gestuelle incompréhensible. L’index sur sa frêle poitrine, doigt qu’elle pointe ensuite dans ma direction. Avec ses doigts elle mime le geste de taper à la machine à écrire, ou peut-être est-ce celui de jouer du piano. Elle ouvre ses bras en signe d’interrogation. Je fais oui de la tête, mais mon visage fatigué me trahit, je suis perdu, abattu. J’avoue que je ne comprends pas ce qui se passe, ce qu’elle veut me dire. Elle poursuit sa gestuelle impatiente. Je fais signe que je n’entends rien en désignant mes oreilles. Je suis désolé. La jeune fille sourit du paradoxe de notre situation cocasse, à la fois si proche, quelques mètres nous sépare seulement, mais incapables de nous entendre et de nous rejoindre. Elle désigne le haut de sa tête pour me rappeler quelque chose que je ne saisis pas, ébouriffé. Je m’apprête à lui répondre, mais non décidément non, aucun mot ne sort de ma bouche. Épuisé, à bout. Je baisse la tête découragé, vaincu. Derrière moi mon amie m’appelle par mon prénom. Elle me fait signe du bras, un geste ample et démonstratif, pour m’annoncer que c’est le moment de partir. Notre petit groupe d’amis s’en va. Elle s’éloigne dans leur direction. Au loin sur la grève soudain déserte. Je me retourne vers la jeune fille. Je me redresse sans cesser de la fixer droit dans les yeux. Elle trépigne d’impatience, navrée que je ne comprenne pas ce qu’elle veut me dire. Ses mains jointes un instant. Prière esquissée. Sourire enfantin. Je suis affligé. Mes mains s’ouvrent en vain. Rien à lui offrir, confus. Le sable fin glisse entre mes doigts. Mon visage se fige. Ma main droite retombe mollement, la gauche figée à la hauteur de mon visage immobile. Je me retourne pour m’éloigner. Mes doigts s’agitent en signe d’au revoir. Je suis déjà ailleurs. Je rejoins le groupe enjoué qui s’éloigne en ordre dispersée sur la plage. Mon amie revient me chercher. Elle me tire vers elle pour que j’avance plus vite. Nous avons l’air de danser sur le sable. Nos corps chaloupant. La jeune fille comprend que je ne suis pas fait pour elle. Elle sourit et me salue de la main. Dans son sourire un léger regret. Sourire qui se transforme en rire léger. Je suis cet homme qu’elle aurait pu aimer. Un souvenir déjà lointain. Une silhouette fuyante. Heureux souvenir malgré la séparation. Temps suspendu. Dans l’éclatante beauté d’un visage. D’un amour sans histoire. D’un matin au bord de la mer. D’un jour nouveau. Et sur les lèvres, ce goût de sel.
Après la soirée, elles s’activent l’une l’autre pour ranger la cuisine en désordre. Les plats accumulés sur la desserte, dans l’évier, les assiettes et les verres trempent dans l’eau tiède. La femme dit à sa nièce qu’elle va prendre une autre part de gâteau. Elle est un peu gênée par l’aveu de sa gourmandise. Elle cherche d’une certaine manière l’approbation de sa nièce. Tu es sûre de ne pas vouloir un peu de gâteau ? Tout en regardant son téléphone portable sur lequel elle envoie des textos à son amie restée chez elle, sa nièce lui répond : Non, merci. Elle baisse à nouveau la tête sur son téléphone, la lumière bleutée de l’écran illumine sa chemise blanche et se reflète sur son visage. Elle lui dit sans réfléchir vraiment aux mots qu’elle prononce, sur le point de sortir de la pièce : Tu sais, peut-être que si tu avais des relations sexuelles de temps en temps, tu ne voudrais pas manger tout le temps ! Elle relève la tête en s’apprêtant à s’éloigner dans le couloir pour appeler son amie au téléphone. Sa main frappe du plat de la paume le recoin du mur en sortant. Sa tante reste interdite au centre de la cuisine, la cuillère coincée dans sa bouche, goûtant le gâteau plus longtemps qu’elle devrait. Éberluée par la remarque maladroite de sa nièce. La jeune femme se sert de sa main restée agrippée sur le mur, consciente qu’elle a été trop loin dans sa critique déplacée. Excuse-moi, dit-elle, j’ai été vraiment sèche. Sa tante finit par reposer sa cuillère dans le plat, et lui répond sans attendre : Laisse-moi juste te dire quelque chose. La jeune femme s’excuse encore, espérant pouvoir échapper aux remontrances de sa tante. Mais c’est trop tard, elle a été trop loin. Non, non, non, insiste sa tante en se retournant vers elle le doigt ponté dans sa direction. C’est bon, mais maintenant je veux que tu m’écoutes. Mais oui, j’aimerais pouvoir partager avec toi l’immense plaisir que tout ça m’apporte de passer un samedi après-midi en lisant Emerson ou Melville ou encore Virginia Woolf. Ou à discuter de T.S. Elliot ou James Baldwin avec un ami, jusqu’à l’aube. La plénitude que j’ai d’aller à l’église, Elle se caresse la main avec son autre main, un geste nerveux. Ou de lire des traités de théologie, de sciences ou des livres de prières. Elle regarde fixement la jeune femme dans les yeux en gardant le silence un court instant. Puis elle poursuit son sermon. Mais je ne peux pas parce que je suis moi et que tu es toi. Je ne peux pas te faire comprendre la complète plénitude que j’obtiens de toutes ces choses. C’est impossible. Je sais, s’excuse la jeune femme en face d’elle en baissant à nouveau la tête, désolée, à court de mots. Et je le comprends, tu es à la recherche de ta source de joie, poursuit sa tante. Tu es en train de t’impliquer et tes émotions sont magnifiques. C’est ainsi que ça devrait être et c’est une chose très belle. Mais écoute-moi bien, ce n’est pas un handicap d’avoir une chose et pas une autre. Être d’une manière et pas d’une autre. Nous sommes différentes dans la forme et dans l’esprit, notre bonheur est unique. Il n’y a pas de règles d’équilibre. Je suis désolée, répète la jeune femme. Ne sois pas désolée. Mais j’ai un quart de siècle de plus que toi. Alors, amusons-nous, et soyons heureux. La jeune femme secoue la tête pour approuver ce que vient de lui dire sa tante, avant de sortir de la pièce pour appeler son amie. Ses derniers mots résonnent encore en elle alors qu’elle s’éloigne. Respectons-nous les uns les autres.
Un homme traverse la rue, il s’engage au niveau du passage piéton, d’un pas soutenu mais légèrement désinvolte, les bras se balançant le long de son corps. Sa trajectoire n’est pas droite. Il traverse de biais en marchant sur les bandes blanches du passage piéton. Une rafale de vent soudaine vient faire trembler les fines feuilles des acacias qui bordent la rue. Leurs sons métalliques de piécettes s’entrechoquant et tintent comme de minuscules clochettes. Sur le tronc noueux des arbres, une colonne de fourmis disciplinées prend l’arbre d’assaut. La lumière très vive à cette heure renforce le contraste des ombres qui soulignent les anfractuosités du tronc, ses nervures noueuses, c’est à peine si on peut voir les insectes grimper sur l’arbre, l’impression vertigineuse d’une légère vibration de l’air, d’un infime tremblement au niveau du tronc. La rue est déserte à cette heure chaude de la journée. Une voiture s’approche, on entend son moteur au loin, annonçant un mauvais présage. Un bus démarre et s’éloigne de l’arrêt qu’il vient de desservir où personne cependant n’est descendu. Sur le trottoir, une cuve d’eau rouillée, à la surface de l’eau noire flottent un bout de bois, un vieux prospectus publicitaire. La cuve est percée. Elle fuit à grandes eaux. Le son du jet d’eau qui crépite en s’écoulant sur le sol, crée sur le trottoir en terre à cause des travaux attenants, une rigole qui serpente entre les mottes et les touffes de mauvaises herbes, les cailloux et les débris du chantier voisin, le cours d’une rivière miniature, avant de finir par rejoindre en contrebas la bouche d’égout pour s’y déverser et disparaître dans un bruit de cataracte. Un homme attend devant son immeuble. La gardienne est assise près de l’entrée, un journal ouvert sur ses genoux, elle imite sans le faire exprès les menus mouvements de tête pour tenter d’apercevoir le bus qui ne devrait plus tarder, dont l’heure de passage est proche. Une femme de l’autre côté de la rue attend le bus à l’arrêt prévu à cet effet. À l’abri des arbres de la rue. Elle se penche pour vérifier si elle ne le voit pas arriver. Elle glisse nerveusement ses doigts autour de ses lèvres, avant d’effectuer un geste de dépit et s’éloigner de l’arrêt, ne comprenant pas pourquoi le bus est en retard. Un peu plus loin, une jeune femme aux longs cheveux bruns, la mine fermée, renfrognée, portant une jupe droite et une veste assortie, un foulard noué autour du cou, un sac à main en cuir maintenu par la lanière, les bras ballant contre sa cuisse, tourne plusieurs fois la tête à droite à gauche dans l’attente de quelque chose ou de quelqu’un qui tarde à arriver. Elle se tient sur le bitume à un mètre en avant du bord du trottoir. Elle se penche pour voir le véhicule qu’elle entend s’approcher sur la route, la masse des arbres de l’avenue occultant l’horizon. Dans l’immeuble moderne derrière elle, une femme vêtue de noir se penche sur son balcon dans le même temps. Coïncidence des mouvements d’attente. Le bus arrive dans un bruit de pneus et d’essieux qui rappelle une course poursuite. Il aborde le virage assez rapidement, sans ralentir, et ne s’arrête qu’une cinquantaine de mètres plus loin, dans la rue adjacente. Sa vitesse un peu trop rapide l’oblige à marquer brusquement l’arrêt. Bruits crissants de ses freins et des portes battantes qui claquent en s’ouvrant mécaniquement. Les passagers à l’intérieur du véhicule sont secoués, déséquilibré, ils risquent de tomber. Un homme lit le journal, il est obligé de lever les yeux pour voir s’il s’agit bien de son arrêt. Il descend du bus sans fermer son journal. Il continue sa lecture tout en avançant au milieu de la rue à pas lents. Distrait, préoccupé. Le titre de l’article dont il ne décroche pas les yeux, explique un peu son attitude : LA PAIX RESTE FRAGILE. Au loin un groupe d’enfants jouent au ballon en plein milieu de la route. Sur la pelouse, le puissant jet d’eau de l’arrosage automatique inonde l’étendue d’herbe jaune. Une nuée de gouttelettes d’eau fait disparaître l’engin derrière un nuage brumeux. Un jardinier municipal s’approche de la source d’eau, se baisse et stoppe le robinet en tournant plusieurs fois de suite la manivelle pour l’arrêter au plus vite. Il se relève et rejoint le jet d’eau qui goutte encore. Une flaque à ses pieds. Sur les arbustes à proximité du gazon des gouttes d’eau recouvrent entièrement les petites feuilles des buis qui scintillent dans la lumière ruisselante. Leur odeur éclatante sous la chaleur humide, ravive le souvenir des vacances.