Comment oublier notre première rencontre sur le pont Saint-Louis, la fragilité de nos gestes hésitants, nos regards troublés, lorsque rentrant chez moi à pied, je remontais le quai aux fleurs au petit matin, le faîte des immeubles du quai d’Orléans dessinait en contrejour leur silhouette découpée dans un papier fragile, éphémère, je m’engageais sur le large pont métallique peint en vert, heureusement désert à cette heure, et je te devinais venant à ma rencontre, ta mince silhouette s’inscrivant sur le pont, et même les jours où les touristes encombraient le pont de leur nonchalance convenue, attirés par des artistes de rues comme des insectes butineurs attirés par les plantes mellifères, je les oubliais pour ne voir que toi qui souriait sans surprise, accoudée contre la rampe de fer, chaque fois que nous nous retrouvions j’avais l’impression que la même scène se répétait, malgré d’infimes variations, de menus changements, la fatigue ou l’exaltation, la lumière variant suivant la saison.
Nous avions choisi de ne pas nous imposer systématiquement la présence de l’autre, nous ne vivions pas ensemble, chacun avait gardé son minuscule appartement, tu habitais rue Budé sur l’Île Saint-Louis, je logeais dans un meublé près de la Gare de l’Est. Nous pensions qu’une rencontre fortuite était ce qu’il y avait de moins fortuit. Le téléphone était banni de notre quotidien, pas d’agendas où noter nos rendez-vous ou de montres pour vérifier l’heure ou s’impatienter. Nous ne nous donnions d’ailleurs que très peu de rancards, les gens qui s’en assignent, devaient faire l’amour à des moments bien déterminés, se réveiller toujours à la même heure, en prenant soin de dormir toujours du même côté du lit, de ranger leurs livres dans leur bibliothèque par genres, dans l’ordre alphabétique des auteurs, sans même avoir l’excuse des bibliothécaires, respecter le sens de la circulation, attendre sagement que le feu passe au vert, ne traverser la rue que dans les passages piétons, et filer droit.
Elle préférait que nous nous rencontrions sur le pont, à la terrasse d’un café, dans un cinéma ou dans un des parcs, avec une préférence pour les jardins secrets. Quand je ne la voyais pas sur le pont, je ne montais pas la voir chez elle, elle n’y serait pas. Son visage fin aux traits diaphanes devait se promener dans le dédale des ruelles étroites aux pavés disjoints du Père-Lachaise, à l’abri de la pluie sous les passages parisiens, ou cherchant le soleil le long des berges de la Seine, à la recherche d’un point de vue, à Montmarte ou Ménilmontant, ou peut-être gardait-elle les œuvres du Musée du Louvre ? Je vérifiais qu’elle ne donnait pas un coup de main au patron de L’escale, minuscule café à la pointe de la rue des Deux Ponts et du Quai d’Orléans. Avant de rentrer, je poussais jusqu’au théâtre où elle bossait parfois avec ses amis du Conservatoire. Peut-être bavardait-elle avec un cuistot en fumant sur le trottoir, si elle ne fumait pas une cigarette en remontant la rue de Rivoli.
Qu’allais-je faire sur l’île Saint-Louis ce jour-là ? Je crois que j’avais décidé, ce lundi de mars, frais mais lumineux, de retourner sur l’île pour mon projet de documentaire photographique sur les voyeurs. J’avais commencé une série de clichés sur ce thème à la fin de l’automne, surpris par le nombre disproportionné de couples qui s’embrassaient en public et dont les baisers langoureux, les attouchements, parfois même les ébats amoureux, se déroulaient en pleine ville, dans les coins isolés des parcs, à l’abri des regards, comme dans la série The Park du japonais Kohei Yoshiyuki qui photographiait des individus observant des couples faire l’amour dans des lieux publics à Tokyo dans les années 1970. Et je m’étais rendu compte que, contrairement à ce que je croyais, de nombreux couples appréciaient également venir s’isoler sur les quais déserts en toutes saisons. En hiver, avec les arbres nus, quelques belles journées ensoleillées permettaient aux voyeurs de trouver des proies faciles.
Le sujet des photographies de l’exposition de Kohei Yoshiyuki, Kōen (公園, qui veut dire parc en japonais), est attirant et en même temps troublant, c’est un thème hautement controversé que choisit Yoshiyuki. Ce qui fait l’essence de son travail, ce n’est pas ce que l’on pense trouver habituellement dans un parc (ici, ceux de Shinjuku et de Yoyogi), ses arbres et ses arbustes, ses fleurs, ou les animaux qui y vivent généralement, mais plutôt les habitants nocturnes qui hantent ces lieux publics la nuit. Le photographe a pu figer sur sa pellicule des couples venus faire l’amour, mais surtout les badauds noctambules qui les rejoignent pour les observer à la dérobée. Il nous initie ainsi au voyeurisme, ou plutôt permet son expression, en nous offrant une sorte de mise en abîme : le voyeur observe le voyeur. Incidemment on capte aussi la relation ambiguë qui lie ces couples qui se savent observés, et les pervers qui les entourent et participent en pensée et parfois physiquement à leurs ébats.
Je ne t’ai jamais montré le misérable manège des voyeurs sur l’île, car tu n’aimais pas découvrir l’envers du décor, je le sais parce que tu me l’as dit, et tu n’aurais pas appréciée l’idée que certains individus se penchent par-dessus le parapet pour voir des couples s’embrasser, comme tu le faisais pour t’amuser dans le métro afin de lire les nouvelles du journal, quelques bribes éparses que tu reliais mentalement en forme de haïku à réciter le soir (fonds de placement durable / à la faveur d’un crédo unique / une lame de fond) ou les phrases d’un ouvrage qu’un inconnu commençait à lire à portée de regard et que tu tentais brillamment d’apprendre par cœur pour t’en souvenir toute la journée jusqu’au moment de rentrer chez toi, avec cette sentence du jour dans lequel tu t’amusais à détecter des présages, un sens à notre vie. Nous nous étions embrassés nous aussi sur les bancs des quais d’Anjou le matin et ceux d’Orléans l’après-midi, suivant le mouvement intime de notre cadran solaire.