Dans L’étrange affaire d’Angélica de Manoel de Oliveira, Isaac, un jeune garçon tourmenté qui vit dans une petite ville du Douro au Portugal, photographe obsédé par son art, la photographie, cherche à saisir le monde qui l’entoure. Une nuit, il est appelé pour photographier une morte.
L’expérience est inédite, et lorsqu’au milieu de la prise de vue, la jeune femme lui sourit, il se trouve soudain irrésistiblement attiré par elle, en tombe amoureux, et cette invincible attirance lui sera fatale.
L’idée originelle du film vient de l’effet d’optique d’une image se détachant du sujet à travers le viseur d’un appareil photo. C’est en faisant la mise au point sur son vieux Leica que Manoel de Oliveira a vécu la sensation de voir l’âme se détacher de son corps, et c’est à partir de cette image qu’il a élaboré tout son film.
Imaginé dans les années 50, le projet de ce film ne verra le jour qu’en 2011. Le cinéaste a trouvé le temps et la persévérance de réaliser son rêve.
La représentation du fantôme procède d’effets spéciaux relativement simples, voire naïfs, ceux auxquels le cinéma a eu recours depuis ses origines : les effets de transparence grise, d’amoureux qui s’envolent comme les personnages des tableaux de Chagall, en apesanteur, procédés anciens et rustiques d’animation incrustée dans une photo fixe, zooms et panoramiques sur une carte topographique. Depuis Méliès, le cinéma n’a rien inventé selon le metteur en scène.
Selon lui, la caméra est incapable de filmer les rêves et les pensées. Une personne peut nous raconter ce qu’elle a rêvé ou pensé, mais on ne peut pas être certain que ce qu’elle nous raconte n’est pas déformé, ou n’est pas un mensonge. On n’a aucune garantie que ce qu’elle nous dit avoir rêvé est vraiment ce qu’elle a rêvé ou que ce qu’elle dit avoir pensé est vraiment ce qu’elle a pensé. De cette façon les rêves et les pensées sont complètement subjectifs et la caméra n’a aucune façon de le confirmer.
Les visions et les rêves d’Isaac avec Angélica sont, comme le dit le personnage, ce qui l’aide à supporter les pressions et les persécutions.
La scène où le photographe va prendre la photo d’une femme décédée et se voit confronté à une image spectrale qui s’élève du corps au moment où la photo est prise a une dimension autobiographique.
La façon dont elle lui sourit et la manière dont il voit son esprit se séparer de son corps agit sur lui comme une libération. Sur la photo rien ne confirme cependant le sourire de la jeune femme, c’est le souvenir de ce sourire qui le rend heureux, le comble de joie et le sauve de ses traumatismes.
À la fin du film, Isaac meurt d’amour, appelé par Angelica à la rejoindre, la mort est un vœu exaucé. Le fantôme de la jeune femme passe de l’autre côté de la ligne pour venir chercher son amant parmi les vivants, flottant au-dessus de son corps, à une hauteur presque accessible avant de reparaître au balcon pour l’appeler d’un geste des mains. Le médecin prépare une injection pour Isaac. Celui-ci bouge un peu dans son lit. Angélica apparaît en spectre sur la terrasse et Isaac se relève dans le lit en la regardant. Elle lui sourit, et il se lève pour aller vers elle, mais se heurte contre le médecin qui pose la seringue pour l’empêcher de passer. Il le pousse et les lunettes du médecin tombent. Le médecin paniqué se baisse pour les chercher à tâtons. Angélica sur la terrasse lui sourit encore plus et lui tend les bras. Il tombe par terre, mais son spectre à lui apparaît debout et se détache pour rejoindre la jeune femme en l’étreignant. Le médecin récupère ses lunettes les remet sur son nez et voit le jeune homme étendu sur le sol.
Cette scène évoque par de nombreux aspects esthétiques et thématiques, les séquences photographiques de Duane Michals. Un monde peuplé d’anges, d’esprits et de revenants. Séduction du néant et confusion des temps.
Duane Michals se fiche de saisir le moment présent, l’obsession de tout photographe. Il pense, lui, que formuler l’idée du maintenant c’est déjà concevoir le passé. En travaillant sur des suites d’images, il cherche au contraire à étirer le temps.
En 1974, il écrira sur du papier sensible sans image : « Je suis une réflexion photographiant d’autres réflexions à l’intérieur de réflexions. C’est une mélancolique vérité, mais je dois toujours échouer. » Avec The Woman Is Frightened by the Door (La femme a peur de la porte, 1966) mais surtout A Man Going to Heaven (Un homme marchant vers le paradis, 1967) et The Spirit Leaves the Body (Le voyage de l’esprit après la mort, 1968), Duane Michals ne fait tenir ses histoires non plus en une seule image mais en plusieurs clichés juxtaposés qui révèlent cinématographiquement une scène imaginaire.
Duane Michals s’intéresse au procédé de la séquence et découvre ainsi une manière d’aborder avec profondeur toutes les questions qui le hantent. Que se passe-t-il après la mort ? Qu’est-ce que la mémoire ? Qu’est-ce que le temps ? Comment représenter la condition humaine ?. « Pour beaucoup, la photographie est principalement affaire de description. J’ai toujours pensé qu’il fallait apporter de la perspicacité aux images. Regarder n’est pas assez, il faut s’obliger à imaginer. »
L’une de ses séquences les plus étonnantes est sans doute The Spirit Leaves the Body. Dans une salle assombrie, un corps nu gît sur une table drapée. Au moyen de doubles expositions successives, Duane Michals fait apparaître le spectre de l’homme, le fait s’asseoir puis se lever. Cette silhouette translucide effectue quelques pas puis passe devant l’objectif au premier plan. Pour la première fois, un photographe a réussi à surprendre l’âme humaine.
« L’appareil est en même temps vecteur d’apparitions ou d’hallucinations, écrit Cyril Béghin, moyen d’enregistrement et simple instrument d’observation. Se mêlent ainsi étroitement les images surnaturelles et les images « réelles », subjectives et objectives, comme à l’échelle du film entier ».
Le cinéma est une puissante machine à ressusciter, Angélica ouvre grands ses yeux grâce aux outils magiques du cinéaste. La mort cinématographique comme nous l’a déjà montré Ordet de Dreyer, n’est pas un lieu sans retour. « Il s’agit, écrit Regina Guimaràes et Saguenail dans le n°581 de L’avant-scène cinéma consacré à L’étrange affaire Angélica, pour quelqu’un que le cinéma à fasciné et façonné, de rendre poétiquement hommage au processus par lequel la photographie s’anime, se met en mouvement, imite la vie et en fournit des ersatz. Oliveira entreprend cet hommage à un âge où il apparaît clairement que sa longévité est indissolublement liée à sa pratique du cinéma qui, depuis belle lurette, ne connaît ni répit, nu repos... »
Amoureux d’un fantôme, obsédé par la mort plus que par la morte, le jeune homme se consume jusqu’à la rejoindre dans la mort celle qui lui apparaît. Le personnage central du livre d’Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel, perdu sur une île sur laquelle il se croyait seul, craint d’être devenu fou à cause d’une insolation ou d’une indigestion de racines hallucinatoires, ou même d’être face à une apparition extraterrestre, lorsqu’il croise un groupe de personnes agissant comme s’ils ne le voyaient pas, répétant sans arrêt les mêmes actions. Il cherche cependant à percer les mystères de l’île.
Morel est un savant qui a monté un laboratoire sur l’île et a élaboré une machine capable d’enregistrer toutes les facettes de la réalité et de les reproduire. Cependant, les précédentes expérimentations de la machine ont montré que l’enregistrement entraînait une mort certaine. Le savant a ainsi capturé avec sa machine une semaine de leur séjour qui se répétera à l’infini. Il affirme que son invention capte même les âmes, et qu’il passera alors l’éternité en compagnie de la femme qu’il aime, Faustine.
Le fugitif finit par comprendre que la jeune femme n’aime pas Morel. Il comprend que la femme dont il s’est épris n’existe plus et qu’il ne pourra donc jamais la rencontrer et la séduire. Il décide alors d’apprendre le fonctionnement des machines pour s’enregistrer lui-même. Il consacre de longues répétitions à apparaître aux côtés de Faustine, à répondre à ses remarques et à s’accorder parfaitement avec elle, de manière à ce qu’un spectateur extérieur imagine qu’ils formaient un couple. Il espère même qu’un jour quelqu’un sera capable de modifier la machine de manière à ce qu’il entre dans le champ de conscience de Faustine et qu’ils puissent s’aimer réellement.
La mort du héros n’est donc pas seulement un renoncement à la vie, mais aussi l’espoir d’une nouvelle vie immortelle.
Dans L’étrange affaire d’Angélica, Isaac est lui aussi seul à voir le spectre bienveillant dans ses images et dans ses rêves, obsédé par la mort plus que par la morte. Il finit par la rejoindre et à assumer ses fantasmes retrouvant finalement son défunt objet de désir.
Comme l’invention de Morel, le cinéma et ses machines parviennent, grâce à la capacité de l’opération photographique, à arrêter le temps, à le suspendre, à redonner vie et raviver les souvenirs par la juxtaposition d’images, leur montage, leur mixage.