Question :
Il reste un dernier point que j’aborderai sans détour, si vous le voulez bien. Que peut nous dire le romancier qui, sous pseudonyme, fut récompensé par un prix ?
Réponse :
Votre curiosité est insatiable, mais je vous pardonne, et je vais m’efforcer d’y répondre. Ce romancier, plus exactement cet auteur de nouvelles que vous avez débusqué dieu sait où, s’est emparé, un jour, de ma plume, et non sans quelque effronterie, ma relégué à plusieurs mois dans l’ombre. Je n’ai pas cru bon de m’opposer à ses divagations, puisqu’au demeurant elles n’empiétaient pas sur mes provinces d’écritures. Les vies parallèles qu’il s’inventait ne devaient rien à Plutarque, mais plutôt des réminiscences de Sterne, de Swift, de Raymond Roussel. Il avait lu, à coup sûr, bien des livres de ma bibliothèque, ceux que je n’ouvrais presque plus, et il se permettait, sans vergogne, de les entremêler joyeusement. Peut-être songeait-il aussi à m’affranchir d’une certaine révérence qui me semblait de mise quand on aborde la littérature ? Dirai-je que je l’enviais un peu ? J’étais prisonnier de ma tête, de mes pensées, de mes façons de sentir et lui, comme par enchantement, changeait sans cesse d’identité, de condition, d’humeur, de visage. Il jouissait dune liberté d’allure, dune étonnante vivacité d’esprit dont j’étais malheureusement dépourvu. Comment pouvait-il, à son gré, se glisser dans la peau de tant de personnages, devenir croupier de casino, faussaire, agent de change, et même chien ? Être un seul, cet été pour lui mourir de tristesse. A la signature indélébile d’un nom, il préférait le palimpseste des hétéronymes. Sans doute, à mon insu, avait-il consulté Fernando Pessoa.... Je ne voyageais que rarement, je redoutais les paysages nouveaux, les émotions inopinées, le moindre accroc à mes habitudes. Si j’en crois la biographie qui figure au revers de son ouvrage, il vogue, lui, d’île en île à bord d’une goélette, il fréquente des lieux où je n’oserais pas me risquer. Le succès de son livre, tout relatif qu’il fut, ma rempli d’inquiétude. Cet auteur couronné n’allait-il pas revendiquer davantage de place à ma table, me contraindre, qui sait, ne tenir auprès de lui que le rôle ingrat de copiste, de scribe méticuleux ? Est-ce lui qui m’a quitté, ai-je eu le courage de lui fermer ma porte ? Il m’arrive, quelquefois, de penser à cet hurluberlu avec une sorte de tendresse et une pointe de mélancolie. Il était peut-être le double enfantin de moi-même, le reflet de mes rêveries dans un miroir déformant.
Le reste de cet entretien est disponible sur le site de Jean-Michel Maulpoix :
Entretien avec Claude Esteban par Laure Helms et Benoît Conort