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Dans une noirceur presque épouvantable

Devant cette peinture j’avais déduit que le monde était réel et c’est pourquoi je m’enfuyais, car qui sait ce qui arrivera si nous pensons vérité en entrant dans un musée. En fait, j’avais peur de suivre l’image jusqu’à l’endroit où elle sort pour atteindre le réel, posée contre lui comme un modèle. Il me semblait que je mourrais si mon regard ne pouvait rien voir, ou s’il ne me permettait pas de montrer ce que je voyais aux autres, laissant l’intérieur accessible à tant d’échos, une giclée au hasard se déversant des pinceaux. Tu as ri, tu as dit à tout le monde, dans une noirceur presque épouvantable, que j’avais pris Marthe et Marie-Madeleine du Caravage pour La Visitation de Rembrandt.

Je ne voulais pas peindre avec ma main endolorie cet immeuble qui me ramènerait à la maison, ni suivre le conseil que tu m’avais donné de ne pas retourner dans cet endroit abandonné parce que l’esquisse d’un labyrinthe ne résout pas la question de l’origine. Tout ce temps-là, j’essayais de me rappeler à ton souvenir mais la pluie et le vent dans les feuilles des arbres se mélangeaient à la pénombre de la pièce, et les bruits prenaient des significations qui rendaient leur écoute difficile à la lumière des néons. Je pensais que la prudence me conseillait de ramener mes jambes serrées contre mon corps jusqu’à ce que le froid de cette nuit sur Detroit puisse s’effacer dans le circuit intégré de son empreinte.

Dans ma représentation du monde l’imprévu est toujours lié aux reflets. Quelquefois, le matin, un avion dans le ciel. Tu me disais que les appartements les plus pauvres du rez-de-chaussée, au bord de l’autoroute, gardaient la trace du quotidien de leurs habitants, mais le monde se divise en faits semblables à des chiens errants traversant la rue sans se méfier de la trajectoire et de la vitesse des voitures. Quand tu as cessé de parler par citations de sophistes grecs il fut évident que très vite tu oublierais mes peintures.

J’aimais me réfugier dans les musées, sans un regard pour les œuvres cependant, dans une bibliothèque, sans lire un livre, sans but ni désir, dans sa solitude et sa nudité, je m’y sentais aussi bien que dans un cimetière, dans un paysage qui existe entièrement pour lui seul, alors qu’il est tellement plus naturel de se coucher dans l’herbe et faire l’amour. La ville n’avait qu’une seule richesse, sa collection d’art. L’idée qu’en la dispersant, elle aurait pu se sauver de la faillite, était révélatrice. Dans le froid, comme après une longue marche, le sang battait contre mes oreilles, et j’interrompais mon errance sans but. D’un côté, les pelouses propres, les routes impeccables, les arbres étêtés, et de l’autre les orties entêtées, les ornières profondes, et tout au bout un bosquet d’arbres calcinés. Cette possibilité avait dû être présente dans la couleur depuis le début.

Le tumulte d’impressions contradictoires envahit l’esprit et n’éclaire pas. Tête de cheval effarée déchirant le rideau pourpre. Les yeux globuleux, vitreux, oreilles dressées, narines ouvertes laissant imaginer sa profonde respiration, la crinière, flamme en volutes. Une jeune femme, évanouie, écroulée, renversée tête pendante sur le bord du matelas, nuque offerte, les yeux fermés, les bras nus. Présence incongrue d’un monstre assis sur son ventre. Les yeux écarquillés, il nous regarde fixement, effrayé, semblant interroger notre présence. Gargouille, Kobold, incube. En latin, ce mot signifie couché sur, précisais-tu avec ton habituelle érudition pointilleuse, bref un démon qui veut abuser de sa proie. Un monstre qui jette son ombre sur tant de nudité, ou bien un nuage irisant ses bords contre le soleil, c’est cela qui me saisissait d’effroi, et les choses perdaient alors leurs lignes sans détour vers le possible. Sa position est celle du voyeur, disais-tu, se cachant mais surgissant tel un mirage.

The nightmare
Johann Heinrich Füssli, 1781
Huile sur toile, 102 x 127 cm
Detroit, Institute of Fine Arts

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