Depuis l’appartement que nous avons loué une semaine à Athènes, rue Leonidou, à cheval sur les quartiers de Metaxourgieo et de Kerameikos, j’ai rapidement vérifié l’itinéraire pour nous rendre le lendemain de notre arrivée sur l’Acropole, nous sommes très bien situés, le chemin est court, facile à mémoriser. Pas besoin de noter le nom des rues, l’itinéraire forme un arc de cercle, difficile de se perdre. Ce matin-là, pour éviter le plus possible les touristes, nous décidons de partir tôt, dans l’espoir d’arriver avant la foule des visiteurs descendant par grappes compactes des bus touristiques.
Nous marchons d’un pas décidé. Pas le temps de prendre de photos, me fait remarquer Caroline, quelques mètres devant moi. À mi-chemin une image m’intrigue, arrête mon regard. Je sors à la hâte mon appareil photo de la poche arrière de mon pantalon et je cadre sans vraiment regarder ce que je photographie, une maison étroite, sur le balcon de laquelle j’ai le temps d’apercevoir deux cariatides aux bras presque croisés dont l’insolite présence éclatante dans cette bâtisse à la façade décrépie, à l’abandon comme de nombreux bâtiments en ville, contraste fortement avec l’aspect moderne des statues repeintes récemment. L’ensemble me paraît suffisamment incongru, déplacé pour que je les photographie en passant, sans trop m’attarder. Le Parthénon nous attend.
En revoyant le soir à la maison la photographie que j’ai prise le matin à la volée, en cherchant à en vérifier l’adresse pour renseigner la prise de vue et définir le bâtiment qui abrite les fameuses cariatides, je me rends compte que ces statues me sont familières, qu’elles ne me sont pas inconnues. Cela me saute aux yeux désormais. Il s’agit de la maison aux cariatides photographiée par Henri Cartier-Bresson en 1953, à l’âge de 45 ans.
Cette maison a été construite rue Agion Asomaton à la fin du 19ème siècle, exemple typique du néoclassicisme athénien et de l’architecture vernaculaire de la capitale. Les cariatides ont été créées par le sculpteur égyptien Ioannis Karakatsanis, devenu célèbre pour ses œuvres représentant des personnages de la révolution de 1821. C’est lui qui a créé, entre autres, la statue d’Athanasios Diakos dans la ville de Lamia et Ioannis Kapos sur la hauteur du temple sacré de Panagitsa, à Égine.
Karakatsanis était propriétaire de la maison, il y vivait avec sa famille. Les modèles des deux cariatides sont l’épouse du sculpteur Xanthi et sa sœur Evdokia. À la mort de l’artiste, sa famille a décidé de vendre la maison.
Henri Cartier-Bresson a photographié la maison avec ses deux cariatides au moment où passaient, dans la rue juste en dessous, deux vieilles femmes habillées en noir, à la mode traditionnelle de l’époque. La juxtaposition de la vitalité des jeunes femmes et de la vieillesse. Les deux femmes qui passent ne sont pas seulement deux vieilles femmes, elles font partie d’un monde ancien, en voie de disparition, un monde qui contraste fortement avec la jeunesse éternelle, la beauté et la gloire des deux cariatides.
« Ces quatre figures, écrit Pierre Fresnault-Deruelle dans son texte Une impassabilité de façade, réunies deux à deux en cette seule proposition visuelle, atteignent à une sorte de perfection structurale puisque le rapport entre les figures en question dit que la vie et la mort, ou encore le beau et le laid, le statique et le dynamique (bras croisés de l’attente, bras ballants de la marche) sont les signifiants de l’ici-bas et de l’au-delà. »
« Je n’ai aucun message à délivrer, rien à prouver. Voir et sentir, et c’est l’œil surpris qui décide », écrivait Henri Cartier-Bresson, dont le regard unique a laissé son empreinte sur le 20ème siècle. « J’ai soudain compris que la photographie peut fixer l’éternité dans l’instant. »
« Dans un faubourg d’Athènes, deux femmes, âgées et sans grâce, passent, tout de noir vêtues. Elles longent la devanture d’un magasin fermé, à l’étage duquel, juste à leur verticale, deux cariatides kitsch soutiennent le toit d’une terrasse. Cette coïncidence, née du hasard « préparé » de la capture photographique, a évidemment quelque chose de cocasse. On est, en effet, tenté de voir dans ces statues les doubles « émancipées » des deux rébarbatives ménagères. Pourtant, belles, jeunes et nues (bien qu’à jamais pétrifiées), les statues forment plus qu’un amusant contraste avec les deux vieilles. C’est qu’affleure ici l’histoire d’une déchéance, qui mènerait de l’Hellade mythique à la Grèce d’aujourd’hui. » [1]
Au sens propre, les cariatides étaient dans l’Antiquité les filles de Caryes, une ville proche de Sparte construite sur les pentes du mont Parnon. En architecture, une cariatide (ou caryatide) est une statue, souvent féminine, servant de support à une charge. Elle remplace avec noblesse, style, et créativité colonnes, pilastres ou tout autre élément architectural.
On trouve à l’Acropole d’Athènes, plus précisément au temple de l’Érechthéion, construit en 406 av. J.-C. un des plus beaux exemples de cariatides. Lors de son séjour à Athènes, Henri Cartier-Bresson a d’ailleurs pris plusieurs autres photographies, notamment sur l’Acropole, dont une photographie de ces cariatides.
Cette photographie semble répéter dans un style différent et beaucoup plus audacieux, car moins flagrant, un lien entre la statue antique et le modèle vivant, dans un cas avec les vieilles femmes grecques et dans un autre avec des touristes qui hantent le site sans réellement le voir, telles des figures fantômes qui cherchent le lieu de leur incarnation. Et dans cette captation qui n’est pas mise en scène mais conjonction de planètes, rencontre des opposés, ce que Denis Roche appelait « la montée des circonstances » lorsqu’il utilisait son retardateur comme comme on apprivoise la mort, faisant de l’instant de la création, la saisie de ce qui nous dessaisit.
Ce qui se déroule dans cette photographie, cet aller-retour du photographe interrompu à mi-parcours, l’inscrivant dans ce mouvement de la marche, fuyant, et de sa femme qui le regarde par appareil interposé, dans cette absence, sans qu’aucun regard ne se croisent ou soient visibles à l’image. C’est dans un entre-deux, saut dans le temps et à travers l’espace, que le visible prend forme, le regard s’affirme, à travers l’appareil, invisible, dans le regard appareillé. Il intervient dans le déplacement physique du photographe, entre le lieu où il appuie sur le déclencheur et l’endroit où il n’est pas, où il n’est plus. Au-delà de ce seul déplacement physique, ce mouvement révèle sa dimension temporelle, entre rapprochement ou espacement de la prise de vue, dans la distance entre le temps vécu et le temps représenté, comme dans le transfert du regard du photographe à un instant donné à celui d’un regardeur à un tout autre moment.
« … dans la littérature, le temps est intense, mais il ne marche jamais à la fraction de seconde, il n’est jamais brutal, il est toujours tendu, alangui un peu, même intense, mais sur un long moment, à l’intérieur duquel on vadrouille un peu, voilà. Tandis que là, moi je vadrouille avant l’image, très longtemps, des semaines, des mois, et puis le temps se réduit, j’arrive au moment où j’ai prévu de faire la photo et tout d’un coup je suis devant la chose à photographier, et je fais la photo, et donc tout se réduit avec une brutalité, je disais lyrisme et c’est la même chose, tout se résout, tout est terminé, et après on est au-delà, en une fraction de seconde, et je trouve ça tout à fait bouleversant. On peut comme ça jalonner son existence d’une multitude de moments d’une intensité incroyable, c’est absolument formidable. » [2]
[2] Denis Roche, 1994