Tout a commencé par des promenades quotidiennes sur les quais de l’Île Saint-Louis. « Le tour de cette île est devenu délicieux pour moi. Tous les jours y sont inscrits sur la pierre : un mot, une lettre exprime la situation de mon âme ». [1] Je n’osais plus y retourner sans toi. Inscrire et réinscrire pour que rien ne soit effacé. Rétif de la Bretonne s’attachait lui aussi à faire chaque jour un tour complet de l’île, il prenait l’habitude de tracer avec une clé, sur les pierres du quai, de brèves inscriptions cryptées comme des anniversaires pour commémorer un bref instant de sa vie et contracter plusieurs années écoulées en quelques jours. Des chiffres, des lettres, quelques mots gravés dans la pierre recopiés suite aux persécutions de ses ennemis, de la police qui repassait derrière lui pour effacer ce qu’il venait de graver, et même parfois des gamins pour se moquer de lui. La pluie et le vent s’en mêlaient aussi. Inscrire c’est immobiliser le temps, c’est conjurer le temps qui efface.
J’aurais dû me souvenir de l’histoire de Rétif de la Bretonne dont tu m’avais parlé à plusieurs reprises lors de nos promenades sur les quais de l’Île Saint-Louis, la première fois où, longtemps après ta disparition, j’ai aperçu les premiers signes abstraits, mélanges de mots et d’acronymes gravés sur les pierres les plus basses des contreforts du quai d’Orléans. Mais je n’ai pas vu tout de suite le rapport. Je les trouvais curieux ces signes, peut-être même anciens, même si l’on en voit souvent dans les lieux touristiques, défigurant murs et recoins, ceux les moins exposés au passage et à la surveillance des gardiens, rongeant comme un acide la matière des pierres plus ou moins meubles, la sculptant comme une gale sous la peau creusant des labyrinthes tortueux, dans une surimpression de motifs rendant complexe leur déchiffrement et leur compréhension. Leurs auteurs cherchent à marquer leur empreinte mais sans laisser de réel message, ils s’amusent alors à leur donner un sens apocryphe.
Quelqu’un vous appelle dans la rue mais vous n’y prêtez pas attention, vous l’entendez tout de même, une partie infime de vous la perçoit comme elle entend les bruits qui nous entoure continuellement dans la ville, les moteurs des véhicules, des avions dans le ciel, les travaux et leur débauche sonore, mais vous pensez que cet appel ne vous est pas adressé, qu’il ne vous concerne pas, vous ne vous sentez pas visé, vous poursuivez donc votre route sans vous arrêter, l’air de rien, vous savez qu’il est préférable de se protéger des sollicitations extérieures, se préserver de leurs tentations, de leurs attraits sournois. De la même façon, quand j’ai vu les signes laissés sur les murs, je n’ai pas pensé tout de suite à toi. Je n’ai pas su les lire. Je ne croyais pas qu’ils m’étaient adressés. Mais cette voix qui m’appelle reste en suspens, inaudible pour l’instant. Je passe à côté de cette voix et de ces signes. Signes de main, signes de vie. Tu m’appelles et je ne t’entends pas. Invisible.
Je me souviens de tes petits carnets, tu y notais tout dedans avec une dextérité rare, une vitesse folle, au fond de la poche intérieure de ta veste ou de ton manteau, lorsqu’une idée te venait, pour dessiner un croquis, tu l’extirpais et la rangeais avec le même empressement qui pouvait laisser penser que tu cachais quelque chose, mais c’était une vieille habitude m’avais-tu expliqué. Les rares fois où j’avais réussi à te lire je n’avais pas pu en comprendre le sens. Tu écrivais tout en style télégraphique, code improvisé au fil du temps, contraction de mots modifiant leurs caractéristiques orthographiques, voire grammaticales, afin de réduire leur longueur, dans le but d’en raccourcir ou d’en accélérer l’écriture. Notules, fragments numérotés avec soin et précision, comme un scénario où un registre de police. Tu prétendais que tu notais tes faits et gestes, expositions visitées, textes lus, pièces de théâtre ou films vus. J’ai compris plus tard qu’il s’agissait d’un récit plus intime.
Tout s’articule finalement sur un trajet circulaire. Dans un journal intime in situ. Le plus étrange est dans la juxtaposition d’éléments disparates, dans la même phrase. L’Île Saint-Louis est une horloge à remonter le temps. Ressasser les heures, les lieux, les dates, comme si l’écriture était le lieu de la conciliation entre plaisirs et contrariétés. Ressasser les mêmes scènes. Relire le texte de telles inscriptions. Écrire sans arrêt, écrire et lire, tant que la main et que l’œil pourront permettre de visualiser la pensée. Revivre le passé en l’immobilisant dans le présent continuel d’un rite ancien, dans l’espace-temps des jeux de l’enfance. Se protéger ainsi du temps qui passe, inventer un rite de conjuration. Détourner l’angoisse en écrivant. Effectuer régulièrement le tour de l’Île n’annonce que des redites et des répétitions. Une forme de conjuration de la peur à l’aide de rituels, comme dans les vieux sortilèges. Je piétine en rond, mais la mémoire convoque le passé au présent.