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Les souvenirs d’une vie antérieure

Là, à l’instant, devant soi, l’inconnu est si vaste que pour fixer son image, il faut le devenir. Fixer pour égaler, fixer pour dépasser. Pour survivre, il faut lui donner forme, il faut le comprendre, là, intégralement puis dans la succession, par fragment.

C’est possible ici, c’est possible de se sentir grand, d’être au milieu des autres et de pouvoir tendre les bras. J’ai cette lumière sous les yeux actuellement. Ne rien dire. Ne rien taire. Ne rien...

Je disparais, ici. Je me dis : retour sur soi, je me tourbillonne. Court-circuit. Sous les yeux actuellement. Je dis : soi.

Cette lumière fait de mon corps un surplus, un rajout à mesurer. Cette lumière me fixe et m’aveugle. Elle me totalise et me compte : je me vois, me donne contours. Je m’énumère : deux yeux, une bouche, deux jambes, deux bras, dix doigts, et je multiplie tout cela par le temps qu’il me reste à vivre. J’ouvre la bouche, creuse la béance et jette ma voix hors du nombre.

Écouter l’autre, ce n’est pas seulement écouter ce qu’il dit, mais ce à quoi, du monde ou d’autres paroles, sa parole répond, ce qui l’appelle, la requiert, la menace ou l’atterre. Écouter l’autre, c’est le détourner, c’est l’intégrer dans sa parole pour le retourner sur soi.

Je suis au bord oui, je bats des paupières, je me racle la gorge j’ouvre la bouche et la referme, je n’en crois pas mes yeux, la lumière me surprend toujours. L’espace autour. Ce que j’entends vient de loin, de si loin même que je n’entends plus rien mais j’écoute la feuille toucher le sol. Jusqu’au jour où, brusquement, je me suis rendu compte de la supercherie.

Non, il n’y avait là rien de surprenant. Je voyais les cartes se distribuer. Je voyais mes mains les tenir. Je voyais sur chacune d’elle une lettre. Mon tour venu, j’ai dû parler, j’ai dû me soustraire.

Quand déjà elle se rhabille, je me retire du jeu. Bouton par bouton, elle m’apparaît. C’est en moi qu’elle fabrique les souvenirs. Elle enfante chaque territoire de la mémoire. En passe de devenir l’ultime refuge. Un acharnement qui, à certains instants, peut paraître suspect.

Du temps passait, immobile. Plus rien ne les reliait au monde, les souvenirs d’une vie antérieure, les reflets d’un autre monde.

Je la vois, je vois ce corps tombant rapidement. Cette femme vieillir. Je la vois m’inscrire et me dire. Il y a dans le temps, ce temps qui se retire. Cette peau qui fait de moi cette aporie en souffrance, cet extérieur qui jette en moi le trou d’ombre en devenir. Le trouble. Ce que j’entends vient de si loin. Mes dents tombent une à une. Les siennes ? Vieillesse à toute allure. Elle détache ses cheveux blancs et me montre l’effet du soir. Je sursaute quand elle m’explique que cette lumière la place hors du déroulement. C’était sa voix. Celle qui remplit mon corps. Mes paupières cessent de battre. Je n’entends plus rien.

Elle ne change pas, elle se perpétue. Elle se rhabille. Je me retire du jeu. Elle disparaît bouton par bouton.

On dit qu’elle m’a cartographié. On dit qu’elle m’a morcelé et que l’on a appelé ça mémoire.

Voici : Son comportement est inadmissible. Je vous le dis moi. Elle entre dans l’appartement en silence, s’approche lentement, et je peux revoir certaines scènes plusieurs fois de suite. La musique, la musique. Pour que je remette la musique.

Plus belle encore. Son doigt tendu me désigne. Une cicatrice. Le plaisir qu’on y ressent, elle s’en empare avec sa décontraction habituelle, cette assurance désinvolte, les yeux fermés, gonflés de fatigue, sa peau blanche, son air. C’est une histoire sans parole je devrais lui demander, elle est encore là, présente.

Il suffit de fermer les yeux. Ensemble des petits morceaux qui n’ont rien à voir. La note plus longtemps que nécessaire, sa voix au ralenti. On ôte à la hâte nos vêtements, on s’installe. Les contrastes sont saisissants. On a du mal à joindre : soi. C’est toujours pareil. Le moment venu on renonce. Il faudrait d’abord que la langue se dissolve. Ou se recompose dans une gestuelle mesurée.

Mesure de ce qui me sépare de toi.

Toujours à l’état de promesse, de chimère, d’effluve en voie d’évaporation dans un flacon déjà presque vide. Effets de surface.

Ne pas lire léger électrique plutôt ou rien du tout tout simplement. Les yeux fermés paupières closes. Le rythme du pas humain. La campagne un oiseau cri nocturne. Plus rien à prouver. Le corps raide fin tremble sa persistance et l’aspiration l’interne l’infini. Le cœur serré la forme prend à l’étage. Pourtant tellement familier. Ne pas lire obscurité rien du tout case noire. Plus personne pour apaiser. Si l’on y regarde de plus près. Matinées de sueur et rosée, ça part en rouille.

C’était sa voix. Il n’y avait là rien de surprenant. Ce que je redoute en fait c’est l’attente. A l’écoute de mon corps, cette chambre d’échos terrifiants, cette chambre noire dans laquelle je dis : soi.

J’entends le tempo délicieux d’un être qui tombe en trombe. J’entends cette vague qui l’ingère. L’éther participe à la fragmentation de la mémoire. Je la retrouve. Le flacon tombe. Ce n’est pas dans ma mémoire.

Là, cette voix qui remplit mon corps. Elle est inadmissible. Elle me fait passer pour son souvenir. Elle me fait parcelle de sa mémoire : ici. Elle entre dans la pièce. Musique. Elle hurle, casse ses dents, exige que je fasse silence. Avec son doigt, elle me tend. Je suis crispé, raide. Je casse.

Là, je la regarde. Ses cheveux ont pris de l’âge. Je ne sais plus qui est le souvenir de qui. Nous participons aux autres, paraît-il. Aveuglée par la lumière, elle tisse dans la mémoire. Elle fait croire, elle m’a fait croire... Jusqu’au jour où, brusquement, je me suis rendu compte de la supercherie, bouton par bouton.


Ce texte a été écrit entre mars et juillet 2007 et a été diffusé le 28 septembre 2007 sur le site de Mathieu Bosseau


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