En lisant le texte Longtemps de Joachim Séné, je ne pouvais qu’être sensible à cette mention de la phrase liminaire du livre Du côté de chez Swann, le premier tome de l’œuvre magistrale de Marcel Proust, À la recherche du temps perdu.
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qui doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour. »
Joachim Séné décrit très bien lui aussi ce « moment où le sommeil va venir, qu’il n’est pas encore là, que des textes s’écrivent, un facile flot de mots, une dictée. »
« Ce moment, je viens de refermer un livre sans même m’en rendre compte. Je ne suis pas encore certain d’avoir les paupières closes et les mots se prononcent dans mon cerveau embrumé que le sommeil attire à lui. »
En lisant ce texte, ce passage indistinct entre veille et sommeil qu’il décrit, léger déclin, un temps encore éveillé on est déjà en train de baisser la garde, de lâcher du terrain, de sombrer dans le sommeil, je pense à la fin de certains morceaux de musique qui se terminent par un fondu au silence. En musique, un morceau peut se terminer par un fondu (baisse du niveau sonore jusqu’au silence) plus ou moins long suivant le tempo et les circonstances, c’est le « fade out ». Je me suis toujours demandé ce qui poussait les compositeurs a utiliser ce qui a longtemps été pour moi un subterfuge, un pis-aller. C’est un tel plaisir de finir ce qu’on a commencé, une question d’équilibre, comment peut-on abandonner son morceau en cours de route ? Peut-on imaginer un livre qui terminerait ainsi, par des points de suspension ? Quel est le sens de ces fins au goût d’inachevé ? Ces morceaux de musique semblent ne jamais devoir finir, comme si le compositeur n’avait pas prévu de fin à son morceau, la musique pourrait se poursuivre, parfois on entend encore la voix du chanteur, ce qu’il dit comme s’il s’éloignait et qu’on ne perçoit déjà plus très bien, le son est baissé progressivement jusqu’à ce qu’on entende plus que le silence, très vite couvert par la musique suivante quand il s’agit d’un album.
Au moment de la sortie du single, le Time note qu’avec Hey Jude : « le fade out (fin en fondu) devient un gimmick pour terminer les enregistrements pop. » Car Hey Jude « est d’un format binaire qui combine un hymne entièrement développé avec une « jam » en forme de mantra sur une progression d’accords toute simple. » La coda et le fade out sont selon le musicologue Alan W. Pollack « d’un étonnant effet transcendantal. »
J’ai le souvenir du disque d’Yves Montand à l’Olympia que j’écoutais en boucle dans mon enfance. Un après-midi où j’étais resté chez moi, malade et fiévreux bien au fond de mon lit, j’entends encore la fin du morceau, sans doute en train de m’assoupir, fatigué, une saute soudaine au moment où le volume de la musique se met à baisser, qui m’éveille un court instant, me fait sursauter.
Sans doute était-ce ce que l’on appelle un pré écho qui vient généralement de la bande magnétique de l’enregistrement enroulée. Par effet de copie, le signal traverse l’épaisseur la bande et se copie sur la couche d’avant. C’est ce fameux pré échos que l’on entend. Mais généralement es bandes étaient enroulées à l’envers, une position normale après la lecture, qui n’empêchait pas la copie d’une couche sur l’autre mais comme la bande était à l’envers, le pré écho devenait un post écho... ou encore de la réverbération de salle ce qui réglait le problème.
Dans l’album Dis is da Drum d’Herbie Hancock, la fin du morceau Mojuba donne la part belle à un chorus de piano sur une rythmique endiablée et tout à coup, en plein milieu, l’accompagnement est arrêté brusquement, Herbie Hancock reste seul au piano et quelques mesures plus tard, un fondu au silence rend cette fin mystérieuse et envoûtante.
Il y a plein d’autres exemples que j’ajouterais ici à mesure qu’ils me reviendront en mémoire ou que l’on me les suggérera, je pense aussi à cette version en concert de la chanson de Léo Ferré Avec le temps, avant la fin du morceau, il prend les devants et demande prestement au public de ne pas applaudir, d’écouter l’accord très beau qui se trouve à la fin de la chanson, et le public n’applaudit pas, respectueux, et cela change définitivement la fin de ce morceau.
Ce moment où le morceau se termine tout en disant que rien n’est fini, jamais, que la musique poursuit son chemin en nous, en secret souvent, en filigrane toujours et creuse son sillon en silence, ce moment où la fin d’une chanson va venir doucement, tout doucement, qu’elle n’est pas encore là, oui c’est là aussi que des textes s’écrivent, un facile flot de mots, une dictée.