Degas esquisse son modèle à larges traits, coups de brosse en contre-jour. Il saisit son éblouissement sur la toile, dans un camaïeu de brun. Notre œil est aveuglé par l’excès de lumière. Fenêtre grande ouverte. Le drap noir de la robe de la jeune femme apparaît roux et son visage fantomatique disparaît dans la pénombre. Elle semble contemplative et silencieuse et en même temps sur le qui-vive, à l’affût, observant la ville en contrebas.
Le motif d’une femme au visage en partie caché se répète sous différentes formes chez le peintre. L’un des plus connus est sans doute celui de Femme à la lorgnette que Degas peint entre 1865 et 1875. Il existe au moins trois versions de cette œuvre.
De toutes les versions celle-ci est la plus mystérieuse, la jeune femme n’étant qu’une forme sombre, depuis son chapeau jusqu’au bas de sa robe ; les traits de son visage disparaissent dans l’ombre ou derrière la lunette, ses mains étant les seules taches de lumière.
Le peintre intitule son tableau Femme à la fenêtre convoquant inévitablement dans la mémoire du spectateur les nombreuses représentations de ce thème dans l’histoire de la peinture mais qu’il rend plus sensible en en transgressant les règles.
Degas cherchait dans ses œuvres à renverser les normes picturales. Le peintre prenait grand soin de ne pas laisser soupçonner qu’il s’agissait d’une composition étudiée. Il fallait que le sujet choisi semble relever du hasard, que les personnages ne posent pas, que certains puissent être coupés par les rebords de la toile, ou cachés derrière un mur ou un meuble, qu’ils soient surpris le regard perdu, ailleurs, ou que leur visage disparaisse dans l’ombre.
Dans Chez la modiste, peint en 1882, la psyché scinde par exemple la scène en deux, et transforme la vendeuse privée de tête en simple support à chapeaux.
« Degas cherche toujours l’accident » note Ludovic Halévy. La composition décentrée, le geste incongru, renforcent l’impression d’instantané et ajoutent à la « vérité » qui, selon Degas lui-même « n’est jamais laide quand on y trouve ce dont on a besoin. »
Ce portrait est celui d’une femme qui n’est plus qu’un fantôme dans un monde en train de s’effacer.
Cette toile a été peinte lors du siège de Paris en 1870, période de guerre pendant laquelle la population parisienne encerclée par les troupes allemandes se sent prisonnière, et meurt par milliers dans la rigueur de l’hiver, de la famine due à l’absence d’un rationnement organisé et à la spéculation sur les produits alimentaires.
Selon Nathan Philips, Degas aurait déclaré qu’il avait payé le modèle dans un morceau de viande, et qu’elle avait tellement faim qu’elle l’a mangé, cru, juste devant lui.
Le roman d’Émile Zola La Débâcle, publié en 1892, a précisément pour cadre la déroute de l’armée française devant les Prussiens à Sedan pendant la guerre franco-allemande de 1870, et donc la chute de l’Empire, remplacé le 4 septembre 1870 par la Troisième République. Il se termine cependant sur une note d’espoir, la sensation d’une aurore qui se lève :
« C’était le rajeunissement certain de l’éternelle nature, de l’éternelle humanité, le renouveau promis à qui espère et travaille, l’arbre qui jette une nouvelle tige puissante, quand on a coupé la branche pourrie, dont la sève empoisonnée jaunissait les feuilles… et Jean, le plus humble et le plus douloureux, s’en alla, marchant à l’avenir, à la grande et rude besogne de toute une France à refaire. »