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Dans le désordre avec des sauts dans le temps

Photographies : Caroline Diaz

Le Passage du Désir est un lieu secret, à part, qui relie deux artères parallèles, la rue du Faubourg Saint-Denis et la rue du Faubourg Saint-Martin, coupées en deux en son milieu par le Boulevard de Strasbourg, mais contrairement au Passage Brady qui est ouvert, le passage du désir est fermé par deux lourdes grilles en fer dont seuls les habitants ont le code. D’un côté du boulevard on aperçoit, au bout de l’enfilade des immeubles rectilignes, comme à l’extrémité d’un long tunnel, la rue opposée. Le rez-de-chaussée de ces immeubles est formé d’anciennes boutiques qui ont toutes fermées, mais dont certaines accueillent désormais les bureaux d’un graphiste ou d’un artisan. Celles-ci ont été repeintes, sur la devanture de l’une d’elles par exemple, l’enseigne La théière cache un atelier de modelage et céramique. Une autre est le vestige d’une ancienne quincaillerie dont le propriétaire a gardé la devanture originale pour la beauté de l’enseigne aux lettres blanches sur fond rouge.

On monte un vieil escalier aux marches étroites, dont le vernis des ans a noirci le bois brut, le motif usé du fer forgé.

Ce n’est pas un atelier, c’est un appartement. On y entre presque par effraction. À l’intérieur, c’est le désordre, un fouillis de souvenirs dont chaque objet raconte le parcours intime et secret. J’entends des voix, des bribes de conversation. On évoque ses voyages, ses sculptures, son approche de la photographie. Je ne vois tout d’abord qu’un amoncellement d’objets disparates. Dans le dédale de cette accumulation confuse, j’invente mon propre chemin. Je me raconte une histoire. Les objets ont cette force d’invention, dans leur forme d’inventaire.

Tout part toujours d’une histoire qui le touche, comme pour ses sculptures où tout démarre avec un objet qui l’inspire. Le point de départ, c’est toujours l’histoire, l’histoire est primordiale. Ensuite seulement il prend son fil de fer, ses objets, et c’est alors la vraie recherche du personnage, la concrétisation. Ce qui est dit par l’image n’a plus besoin de l’être par les mots.

Des lieux et des souvenirs. John Cage disait : « Il y a de la poésie dès que l’on se rend compte que l’on ne possède rien. » Peut-être est-ce parce qu’on peut remonter le temps, lorsqu’on revient sur la scène d’un amour, d’un crime, d’un bonheur, ou d’une décision fatidique ? Les lieux sont ce qui reste, ce que l’on peut posséder et, au bout du compte, ce qui nous possède.

J’observe les objets entreposés sur les étagères poussiéreuses, sur le dessus des meubles, dans tous les recoins imprévus et les caches improvisées, dans les différentes pièces de l’appartement, de l’entrée à la salle de bain, du salon à la cuisine qui a pris feu il y a quelques années, laissant sa trainée noire de suie sur le mur calciné comme un mauvais présage. Depuis le surplomb du duplex, je tente de déchiffrer, dans cet amas troublant de formes et de matières, le sens d’une circulation clandestine, les arcanes d’un secret à révéler, le récit d’une vie.

Les objets pauvres ou précieux qu’on accumule au fil du temps, il ne s’agit pas d’une collection, la maison n’est pas un musée ni une brocante, un rebut sans doute, ou mieux un rébus, portent en eux une trace de la mémoire du temps. On les garde pour les associer à d’autres et les transformer à partir des petits matériaux de récupération, de fils de fer, ressorts, clous, vis, ferraille rouillée, bois poli, bouts de ficelle et autres boutons, qu’on a su préserver, mettre de côté jour après jour, ces ustensiles hors d’usage tout justes bons pour la casse ou la déchetterie. Les objets proviennent d’endroits variés, de débarras, de greniers, de brocantes, de vides-greniers, trouvés au bord de la route, dans des décharges, apportés par des amis et des connaissances.

Le passage du temps, les traces du temps passé sur les choses, importent beaucoup. Travailler avec, c’est leur donner du sens, une nouvelle fonction, une autre dimension, un éclat.

Les souvenirs que l’on a d’un moment de sa vie sont toujours partiels, tronqués et lorsqu’on tourne les pages d’un album photo, les impressions remontent à la surface comme ici, entre ses strates, dans le désordre, avec des sauts dans le temps.

Deux autres approches du même lieu, Passage du Désir, à Paris dans le 10ème arrondissement.


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