« Pour capter l’idée au vol, pour guetter l’occasion opportune et surveiller l’urgence de l’instant, il faut un mélange de vigilance et de souplesse, de décision et d’abandon ».
Vladimir Jankelevitch, Quelque part dans l’inachevé, Paris, Gallimard, 1978.
J’ai d’abord entendu de la musique. Une musique entraînante. C’est un endroit de passage reliant deux gares. Et comme dans toutes les gares, un piano est à la disposition de tous, d’abord sceptique sur l’intérêt de ce dispositif, ces pianos ont finalement trouvé leur usage, leur public. C’est la force et la beauté de la musique. Tous les jours, quelque soit l’heure, quelqu’un joue. C’est parfois un pianiste émérite, mais plus souvent des amateurs qui mettent toute leur passion, leur fougue, pour dépasser la faiblesse de leurs connaissances et de leur pratique musicales pour jouer, en oubliant parfois où ils se trouvent, envahissant l’endroit de leurs sonorités débridées. Souvent des amis les accompagnent, ils chantent sur leur musique ou frappent en mesure sur les montants en bois du piano.
Ce jour-là un jeune homme, tête penché sur le clavier, entame un ragtime endiablé. Tandis que sa main gauche s’occupe des notes basses, sa main droite effectue une syncope, pour la mélodie, par rapport au temps. C’est l’utilisation décalée que l’on donne à sa main droite dans le jeu qui explique ce nom de ragtime (temps en lambeaux, déchiqueté). Cet air rythmé accompagne le pas pressé des voyageurs dans cette salle des pas perdus.
Une femme danse. De loin, on dirait qu’elle danse. Mais ce n’est pas une danse. À aucun moment stable, équilibrée et identifiable. Cette chorégraphie qu’elle exécute est troublante et fascinante. La dynamique de métamorphose indéfinie de ce corps dansant et l’ivresse du mouvement pour son propre changement, tentant vainement, mais incessamment, de nier son apparente identité dans la multiplicité, la diversité et la disparité de ses gestes.
Elle ne danse pas, elle glisse. Dans le doute. Elle s’esquive peu à peu. Dans la durée. Elle prend son temps, l’attrape à bras-le-corps, mais c’est à son corps défendant, indépendamment de sa volonté, comme si elle était envoûtée, incapable de contrôler ses mouvements, d’accélérer ou de ralentir ses gestes, de les maîtriser, de les diriger. Son corps ne lui appartient plus, livré aux drogues, à leurs influences néfastes, versatiles. Son corps est élastique, elle reste pourtant toujours très droite, rigide, sur un axe étrangement mouvant, latéral, aux glissements surprenants, aux mouvements qui à distance paraissent aléatoires. Elle caresse le sol. Je ne vois pas bouger ses pieds, je ne comprends pas comment son corps peut bouger ainsi sans que ses pieds y participent activement. Elle tangue étrange. Dans l’ivresse. Son corps se charge d’énergie, toute une série de différences de potentiel s’établissent en lui, ce qui le rend vivant, fortement présent, même dans les mouvements lents ou dans son apparente immobilité.
Elle explore et elle investit l’espace en le dilatant, dans un jeu dynamique entre envol et poids dans son déplacement dans l’espace et par la fluidité et la vivacité de sa gestuelle. Ses élans multipliés à l’infini dessinent dans l’air des courbes, des volumes, comme une danseuse qu aborderait ses danses à partir de la singularité de son corps et aurait recours à des improvisations prolongées pour trouver une association libre de mouvements involontaires.
Peut-être se souvient-elle vaguement avoir été allongée dans l’herbe, dans sa jeunesse, regardant les étoiles tanguer dans le ciel et c’est ce mouvement qu’elle reproduit malgré elle qui oscille entre hier et demain.
Elle a la tête baissée, on le devine à ses longs cheveux blonds qui recouvrent complètement, derrière un rideau opaque, son visage.
Elle essaye de se rapprocher des deux hommes qui discutent un peu en retrait, voix hautes qui portent loin dans cet espace clos de la gare, la salle des pas perdus, assis par terre, accaparés dans leur discussion ils l’ont abandonnés à son errance sur place, cette gesticulation qui, sans en avoir l’air, est pourtant bien une approche.
Elle s’approche d’eux, elle essaye de s’en approcher, quelque chose en elle, qui n’est pas de la timidité, est pourtant une attitude hésitante, d’aller-retour, d’avant en arrière, qui identifie généralement les timides dans leur approche indirecte, mais son corps l’empêche d’avancer vers eux, de s’asseoir à leurs côtés, lui imposant ses sempiternels mouvements oscillatoires. Elle ne marche pas, elle glisse littéralement, latéralement.
Abstraites et d’apparence chaotique les œuvres de J3 reposent sur des structures précises qui leurs servent de colonne vertébrale. « Trois lignes pour trois dimensions, écrit-il pour présenter son travail, un enchevêtrement de courbes qui exprime l’infiniment petit et l’infiniment grand, l’organique et le métaphysique. Enfin le blanc et le noir qui semblent soudainement se définir l’un par l’autre comme le vide soutient la présence et réciproquement ».
Dans la séquence du sac plastique qui s’envole et qui danse au vent est exceptionnelle dans le flm American Beauty de Sam Mendes, la caméra parvient à capter cette temporalité imperceptible où soudain la quintessence de la beauté se mêle à l’insoutenable légèreté de l’être.
« Et parfois je me dis qu’il y a tant de beauté dans le monde que c’en est insoutenable. Et mon cœur est sur le point de s’abandonner. »