Les jours passent, je ne suis pas encore sorti depuis l’annonce du confinement. Le ciel se dégage aujourd’hui, les nuages laissent passer la lumière, l’envie de me promener tout en sachant que c’est contrôlé, réglementé. Il y a des motifs valables pour sortir et d’autres non. Une attestation est exigée. La ville s’est vidée depuis quelques jours, au ralenti les rues changent d’aspect, ce qui transforme aussi la motivation de ce qui nous pousserait à sortir.
Je reste toute la journée chez moi, en famille. Je travaille à distance.
Arnold vient de nous envoyer un film réalisé à la maison, un jour où tu étais venu nous voir avec les filles toutes jeunes et tes petits-enfants. Nous le regardons le soir même en famille. Comme toujours dans ces moments là, les filles sont soudées, émues, de se voir ainsi, si jeunes. Je regrette toujours de ne pas avoir continué à les filmer, à enregistrer leurs jeux, leurs regards, leurs fous-rires, leur sommeil, comme je l’ai fait lorsqu’elles étaient enfants. Heureusement j’ai pu les prendre en photo, même si à une époque elles n’ont plus accepté que je le fasse.
Le son de la vidéo était désynchronisé, ce qui donnait au film une étonnante étrangeté. Je l’ai repris au montage pour corriger ce léger décalage.
Sur cette vidéo, un goûter, un dimanche après-midi à la maison avec nos deux filles Alice et Nina. Nous te recevons Anne-Marie, accompagnée de tes deux filles Agnès et Marie-Pierre et de leurs deux garçons, Marius et Raoul. Deux de nos amies que nous connaissons elles aussi depuis le lycée, Nathalie et Anne, sont également invitées.
Je revois ces images en lisant ton message reçu ce matin. Ta voix me manque soudain.
Tu nous écris :
En ces temps de réclusion, on pense davantage aux êtres chers dont on est privé, chacun assigné à résidence, et à résilience, mais le plus dur est de n’avoir plus de vrai contact, le temps où nous le pouvions semble d’une autre planète… Heureusement nous restent encore mails, téléphone et internet.
Étrange vacance de temps où il nous faut réévaluer du moindre de ses petits gestes jusqu’aux questions existentielles – ce qui nous rappelle combien il est stupéfiant, quasi miraculeux, qu’une société fonctionne à peu près en temps ordinaire, et quel privilège c’est d’avoir pour recours la culture, la lecture, un certain confort pour vivre le confinement.
Chaque soir, jaillissement de lumières et d’applaudissements aux balcons de mon immeuble à 20h : je m’y joins, assez émue par cet élan de fraternisation, derrière lequel se sent certaine fébrilité d’angoisse quand même.
L’impression d’un bouleversement majeur de notre monde, où tout ce qui nous était opposé comme impossible devient possible, la diminution spectaculaire des pollutions, l’arrêt des vols exponentiels, de la surconsommation, le suspens des dictats financiers qui ont mis des pays entiers à genoux, des sommes colossales pour privilégier l’humain au lieu du profit… Je n’arrive pas à croire qu’il n’en restera pas quelque chose dans les mentalités, qu’une fois sortis du pic pandémique tout reviendra « comme avant ».
En ces moments d’enfermement, je laisse divaguer mon regard sur les murs de l’appartement, les bibelots sur les étagères de nos bibliothèques, tous ces livres entassés avec le temps, ces disques, ces photographies accumulées, conservées, fenêtres sur un monde à soi, je remarque la poussière sur tous ces objets. Il faudrait que je fasse le ménage. Je me dis que c’est la première fois que nous vivons tous les quatre ensemble au quotidien si longtemps (en dehors des vacances), mais ce ne sont pas de vacances, c’est un temps suspendu, contenu, sans doute est-ce également la dernière fois.