"Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée." Les fenêtres, Charles Baudelaire, "Le Spleen de Paris".
Il y a des lieux cachés dans la ville, les trouver c’est sortir des sentiers battus, se perdre parfois, volontairement ou non, une adresse mal notée sur un bout de papier, un renseignement qu’on entend mal ou que l’on ne comprend pas. Nous avions ainsi nos lieux secrets, des endroits où nous nous imaginions vivre, dans lesquels nous nous projetions. Une ville appartient à tous ses habitants et parfois même à ceux qui la visitent même s’ils ne sortent pas des entiers battus et suivent à la lettre les itinéraires qu’on leur indique, les parcours qu’on leur suggère. Mais ceux qui, comme nous, sont capables d’inventer le lieu dans lequel ils vivent, sont les vrais habitants de la ville. Une petite maison perdue dans la végétation florissante, volets clos. Lieu secret du Jardin des plantes où nous aurions aimé vivre secrètement tous les deux. Derrière la fenêtre aux volets clos. Dans la pénombre de la pièce nue, transformée en remise. Dans cette lumière estivale. Le secret de notre histoire.
Forcer les miroirs selon que le désir tourne.
Forcer les miroirs selon que le désir tourne. Aller vers le plus anciennement perdu comme vers l’avenir de la perte annoncée. Cette vitrine et son reflet me fait perdre l’équilibre. Je ne sais plus où je suis, où je me trouve, où je me perds. La ville avec ses fenêtres aux immeubles, toute en façade, le tranchant de son image, à vif, me surprend et me rejette hors de l’image. Je fais face au miroir mais je ne me vois pas, invisible, c’est la ville qui apparaît à ma place, je disparais derrière elle. Il ne pourra plus être question de s’égarer dans le sens de se perdre mais dans le sens plus positif de trouver des chemins inconnus. Les vêtements disposés dans la vitrine, une silhouette dont tu es absente, inerte. Les vêtements que tu posais sur le lit avant de choisir ceux que tu allais porter, vérifier ce qui irait le mieux, la couleur de ce chemisier, la forme de cette jupe, tous ces essayages. Qui suis-je ? C’est la question qu’on se pose tous en secret en se regardant dans le miroir.
Nous imprimerons le rythme éclaté de nos trajectoires inverses.
Une blessure ne laisse pas toujours de marque ni d’empreinte. Sur le corps la trace d’une cicatrice. La vitre a été brisée. Remettre à plus tard, trouver le temps, ce que l’on espère. Carte du tendre. Prendre son temps, accepter de se perdre, de s’égarer, d’expérimenter en dehors des sentiers battus. Peut-être perdu, ne pas savoir. Éclats des cartes. Fracas des cadres éclatés, ce bris de verre dessine une carte intime, une blessure citadine. Tout se brouille, le corps chancelant, déboussolé. Ça ne dépend pas de la volonté. Je suis les lignes de tes mains collées contre la vitre par transparence. Les traces qu’elles laissent. Cette vitre brisée arrête le temps comme mon regard. Je fixe cet accident de parcours, mon cœur se met à battre plus fort à chaque fois que ce signe apparaît, comme sur la carte de la ville tous ces lieux où nous avons été, ces milliers de points d’impacts, reliés par d’invisibles fils qui tracent notre route commune. Le chemin est plus important que la destination.
Son visage reflète ce qui se produit dans cette petite nuit intérieure.
Son visage reflète ce qui se produit dans cette petite nuit intérieure lorsqu’on écoute de la musique au casque. Cet air habité qui nous met dans un état d’attente tendue, de concentration totale sur ce qui va se produire. Elle se sent isolée de l’extérieur, enveloppée dans un silence phosphorescent qui n’est pas le silence de chez soi et des choses. Protégée, transportée, ailleurs. Elle ne voit pas passer les voitures, les motos et les piétons, leurs bruits assourdissants. Distraite, dans la profondeur du silence, des voix qui lui parlent, du chant qui s’interrompt, cette fraction de silence mais qui continue encore. Les bruits de la ville qu’elle n’entend plus qu’en fond visuel. Mouvement et flux de particules. Le mystère avait une explication. Dans cette intimité totale entre la musique et ses oreilles. Par moments elle oublie la réalité, et les écouteurs autour de sa tête. Elle attire tous les regards. Jeu incessant des nuances et des voiles, de légers sourires ou d’éclats lumineux.
Un sentiment d’y être et de n’y être pas.
Ce n’est pas le passé qui nous domine. Tout pourrait encore s’arrêter là. Un sentiment d’y être et de n’y être plus. Retour dans ce jardin, dans notre maison secrète, la végétation derrière laquelle nous nous cachions pour vivre et dans laquelle, une fois disparue, je peine à te retrouver. Combat dans l’espace contre le temps. Suzanne et les vieillards, cette histoire que tu m’avais racontée. Disposer des repères aussi précis a forcément un sens. Le vertige dont il est question ici ne concerne pas la chute dans l’espace. Tous les gestes, tous les regards, toutes les phrases sont à double sens. Cette fenêtre abrite depuis longtemps ce que nous avons espéré y voir. Les feuilles des arbustes débordent du cadre, masque la vitre et troublent ses reflets. Nous sommes passés de l’autre côté de ce miroir. L’amour est bien la seule victoire possible sur le temps. Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent. Ce sont les images du passé. Cette femme n’est pas morte et je peux la retrouver.