Ils m’ont pris pour un revenant,
je suis mort parmi les vivants
Histoire du soldat, Charles Ferdinand Ramuz
Tu ne prêtes pas immédiatement attention à lui, au restaurant le fil de la conversation, des plats du menu qui se succèdent, t’accaparent tout entier. Ce n’est qu’un reflet fuyant sur la vitre, à la nuit tombée, les lumières filantes des voitures, la tache aveugle des feux de signalisation et des lampadaires de l’avenue, renforcent cette impression de kaléidoscope alternant ombre et lumière, reflet déformé par le flux incessant des passants sur le trottoir qui rentrent chez eux après le travail, pressés ou nonchalants, c’est à peine si on a le temps de les voir, de reconnaître les traits de leur visage, l’harmonieux balais de leurs silhouettes qui se croisent et se frôlent sans jamais se heurter, les fait affleurer et disparaître dans le même mouvement. Il est toujours temps de recommencer ou d’en finir.
Ce qui t’attire soudain c’est un point fixe sur la surface de la devanture vitrée du restaurant, un suspens qui contrarie le mouvement régulier de ce qui se déroule dehors, cette nuit-là comme toutes les autres nuits, un arrêt qui rappelle la brûlure progressive qui contamine la pellicule argentique lorsque par accident celle-ci vient à se figer trop longtemps au contact de la source lumineuse d’un projecteur de cinéma, et se met brûler, se consumer, c’est un trou qui se creuse dans la celluloïde comme un cancer entamant les cellules de notre organisme, le noir envahit tout l’écran et la pellicule s’enflamme. C’est à ce moment là que tu te tournes vers la vitre, interrompant un instant la bouchée que tu allais avaler, cessant d’écouter le récit enjoué de la journée de ta fille aînée, distrait par ce discret changement de décor comme il arrive parfois d’être ravi par un brusque changement de lumière sur l’un des murs blancs de ton appartement, le soleil jouant à cache-cache avec les nuages.
Je suis invivable, je suis invisible, je vis sans vivre, je ne peux pas mourir, je ne peux pas vivre, je survis, je ne travaille pas, je me lève, je déambule dans les rues sans savoir où je vais, je ne vais nulle part, je ne bouge pas, je survis, tous les jours la même rengaine, je marche sur le trottoir, personne ne me voit, personne ne m’envisage, mon visage se défigure à chaque regard, je m’échappe, je traverse la rue sans regarder ni à droite ni à gauche, rien ne m’arrête, je suis invisible, instable, je suis en dehors du monde, je n’ai plus d’espoir, plus de volonté, plus de visibilité, je continue mon chemin, je marche sur place, je t’appelle mais tu ne me réponds pas, personne ne m’écoute, personne ne me voit, je suis vivant au milieu des morts, je suis mort aussi, entre les deux mon cœur balance, j’avance en aveugle, je vous entends, j’ai encore des forces pour aller de l’avant, mais je ne bouge pas.
L’homme se tient debout, légèrement penché en avant, en déséquilibre, la première impression qu’il te fait est celle d’une chute, mais tu le regardes plus attentivement, il reste dans la même position, à peine ployé vers l’avant, dans un mouvement arrêté sur place. Cet homme est grand et long, effilé, ses vêtements usés, barbes et cheveux hirsutes, dans la nuit tu peux deviner la saleté de ses vêtements, et qu’il est seul et qu’il vit dans la rue depuis trop longtemps. Tu devrais l’ignorer, mais quelque chose t’intrigue dans sa position inhabituelle plus que dans sa tenue. L’index pointé vers le ciel comme dans certaines peintures de Leonard de Vinci. Tu fixes un instant sa main dans l’attente de voir son geste se transformer en mouvement, son bras semble figé, rigide, incapable de bouger, et cette incapacité, cette immobilité soudaine, statue de sel, te trouble de manière irraisonnable. Tu dédaignes les aliments dans ton assiette, ton repas refroidit, tu n’écoutes plus la conversation, au point de ne plus savoir où tu te trouves, transporté dans cette scène au dehors, distrait. L’homme parle seul dans la rue au milieu des passants qui l’ignorent. Il bredouille une bouillie de mots, c’est à peine si ses lèvres remuent. Il s’adresse à quelqu’un que tu ne vois pas, hors champ, en retrait, dans l’abri du non-sens. Il reste immobile comme figé sur place par une force invisible, dans son corps perdu dans la rue, cet espace clos dont il ne s’échappera pas. Il se parle en pensant s’adresser à quelqu’un de lointain ou d’inaccessible, qui ne lui répond pas, car il n’existe pas, se mouvant en lui-même et pour lui-même. Une fiction. Une invention. Tout ce qu’il reste de cet homme quand le reste du réel a été enlevé.
Je marche au ralenti, j’ouvre les yeux mais personne ne me voit, personne ne m’écoute, je parle pourtant, j’entends les mots qui sortent de ma bouche, de la buée dans la nuit froide, je parle des mots de ma bouche, la langue n’est pas en dehors du monde, c’est complètement réel, j’avance à mon rythme, je pense au chemin, le parcours n’est pas droit, semé d’embuches, je suis jeune dans ma tête mais si vieux dans mon corps, je souffre à l’intérieur, un sac de sable me tombe sur la tête, la douleur me porte, me transporte, elle m’envahit, me trouble, le doute aussi, la fièvre, je suis absent à force de marcher, je m’évade, je tousse, je crache, mon corps parle lui aussi, sa langue n’a pas besoin de traducteur, mais pour les autres je suis l’étranger, le marginal, je voudrais m’enfuir, trouver l’infini dans la brièveté de l’instant, la fuite dans l’éphémère, un regard, un sourire, un mot pour un autre, et le temps de comprendre ce qui m’arrive avant qu’il ne soit trop tard.