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Assemblage (texte et vidéo) de Pierre Ménard

La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres). Cette année j’ai décidé d’aborder l’abécédaire par la vidéo. Deux fois par mois, je diffuserai sur mon site, un montage d’extraits de films (à partir d’une sélection d’une centaine de mes films préférés : fiction, documentaire, art vidéo) assemblés autour d’un thème. Ces films d’une quinzaine de minutes seront accompagnés sur le site par l’écriture d’un texte de fiction.

Ce projet est un dispositif à double entrée : un livre et un film. Le film est un livre. Le livre est un film. Ce livre dit qu’il est à voir, ce film montre qu’il est à lire.

Y comme Yeux : la vidéo



Une ligne du regard

L’enterrement était prévu le lendemain matin. Entourée de sa famille, accaparée par son entourage et les préparatifs de la cérémonie, Iris était désormais très occupée, elle n’avait plus de temps à me consacrer, et je ne lui étais plus d’aucune aide. Je ne lui en voulais pas mais je me sentais seul depuis mon retour en ville. Je ne savais pas trop quoi faire. Les sentiments à la dérive. Je ne voulais pas rester enfermé dans ma chambre d’hôtel. Je décidai d’aller me promener au hasard des rues, en évitant cependant certains quartiers, car je n’étais pas encore prêt à risquer de revoir tous mes anciens amis ou de croiser ma femme et ma fille par hasard. L’expérience inédite du photomaton m’obsédait encore. Je ne comprenais pas comment cela avait été techniquement possible. Ce mystère me troublait. Je ne pouvais m’empêcher d’y voir un signe, même si je ne croyais pas aux coïncidences.

Après une longue promenade agréable à travers la ville, je me retrouve sur la contre-allée de l’avenue du Prado, à deux pas de la Place Castellane, et j’aperçois une femme sortant d’une boulangerie. J’ai à peine le temps de l’envisager, elle se faufile entre les passants, masquée par eux, le mouvement de leurs corps, leurs allées et venues. De loin, quelque chose dans sa démarche me semble familier, sa silhouette bien dessinée et sa manière d’avancer en glissant sur le sol comme si elle le caressait, le frôlant à peine, attire mon attention, un pincement au cœur, mais elle s’éloigne et je ne parviens pas à l’observer comme je le souhaite. Je voudrais m’en approcher pour réussir à mieux la voir, je presse le pas et c’est dans cette accélération, mon cœur s’emballant au rythme de mon pas, que je comprends que quelque chose me dépasse dans mon attitude soudaine, je ne le concède pas encore mais je crois que je viens de reconnaître ma femme et que je suis en train de la suivre contre toute attente. Réalisant cela, cette possibilité que ce soit en effet ma femme, je change soudainement d’attitude. Mon premier réflexe est alors de chercher à me cacher. Je continue cependant à l’observer de loin car je ne suis pas encore bien sûr à cette distance qu’il s’agit bien d’elle. Pour en avoir le cœur net, je décide de la suivre en essayant de gagner quelques mètres. Je tombe dans le piège de toutes filatures. Je ne suis plus moi-même. Je la suis du regard et j’entends des voix au passage.

Je ne vois plus la ville de la même façon depuis que je me suis mis à marcher derrière cette femme, ma femme, gêné par mon intrusion et en même temps fasciné par la tension, cette excitation que cela provoque en moi, mon corps tout entier concentré dans le regard pour ne pas la perdre de vue et, tout en restant à bonne distance pour qu’elle ne me repère pas, dans l’incertitude, traversé par les doutes, les passants que je croise, les rues que j’emprunte dans la cacophonie des travaux et des embouteillages, tout me semble confus, fragmenté, disparate, c’est à peine si je le remarque encore, je me déplace dans un état second, une imprécision qui rappelle l’entre-deux du rêve et de ses images éphémères.

Un jeune homme passe à côté d’un groupe de trois jeunes filles, j’ai le temps d’observer le jeu de leurs regards, alors que depuis quelques instants je ne vois plus rien de ce qui m’entoure. Il est si mignon, susurre l’une des jeunes filles, une blonde aux cheveux raides et aux lèvres pulpeuses que sa moue enjôleuse arrondit plus encore, à côté d’elle ses amies sourient. Le garçon se retourne lentement vers elles, les regarde sûr de lui par-dessus son épaule. J’ai l’impression de voir la scène au ralenti. Qu’est-ce qu’il voit ? je me le demande. Il poursuit son chemin apparemment, sans prêter plus attention à ces jeunes filles qui gloussent dans son dos.

Au moment où je parviens à reconnaître Albertine, à l’identifier sans doute possible, ma femme change brusquement de direction et se tourne vers moi. Elle revient sur ses pas. Je prends peur, paniqué par son revirement inattendu. Elle va finir par me voir, il faut que je me cache au plus vite. Mais je ne trouve aucun endroit propice. J’avise au dernier moment l’entrée du cinéma Le César sur ma gauche et décide de m’y engouffrer in extremis sans regarder les films à l’affiche. Je demande essoufflé une place. La jeune femme brune derrière son guichet me demande, pour quel film ? Je ne vais plus au cinéma depuis longtemps. Je fréquentais beaucoup les salles de cinéma lorsque j’étais plus jeune. Avec un ami d’enfance nous traînions tous nos week-end au cinéma, enchaînant plusieurs films les uns après les autres. J’aperçois derrière la caissière l’affiche d’un film au titre court, en latin, Dies iræ, que je prononce à tout hasard comme un sésame. Elle me tend un ticket et m’informe du prix, 9 euros 50. Je lui tends un billet de 10 euros et m’engouffre sans tarder dans la salle 2 qu’elle vient de m’indiquer de sa belle voix grave de fumeuse infaillible.

C’est une drôle de sensation de retrouver ces salles que j’ai fréquentées il y a tant d’années. L’étroitesse du lieu me surprend, la moquette rouge au mur n’a pas changé. Cet odeur de renfermé non plus. Les fauteuils tous à moitié défoncés, leurs ressorts usés, détendus, certains fauteuils cassés, leur assise bloquée ne se redresse plus. Impossible de s’y asseoir sans risquer la chute. Je m’installe au fond de la salle. Quand j’étais plus jeune, je préférais être au premier rang. Là, c’est différent, je me planque. Quelle idée de se cacher dans une salle de cinéma ! J’ai passé l’âge de filer les gens en douce dans la rue, de ne pas affronter les choses en face. Les retrouvailles avec ma femme me troublent. Je ne suis plus le même. Je me demande si je n’ai pas fait l’erreur d’accompagner mon amie pour cet enterrement à Marseille. En fait, je me demande surtout si je n’ai pas fait l’erreur de ne pas accompagner ma femme ici. Je me rends compte depuis que je suis arrivé en ville, et ma promenade dans les rues toute à l’heure a accentué cette impression déjà diffuse, ravivant tant de souvenirs enfouis que je croyais passés, que la nostalgie me prend dans ses bras. Je pense à elle tout le temps, comme au premier jour. Elle me manque.

Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres. Nos silences, nos paroles, la lumière qui s’en va, la lumière qui revient. Un seul sourire pour nous deux. Par besoin de savoir j’ai vu la nuit créer le jour sans que nous changions d’apparence.

La pénombre vient de se faire dans la salle de cinéma. La film va commencer. Les rares spectateurs s’agitent au fond de leur fauteuil inconfortable pour tenter de trouver malgré tout la position idéale et parvenir à oublier le lieu où ils se trouvent afin de se laisser porter par le film qu’ils sont venus voir. Quelques toux, un dernier chuchotis, le silence se fait au moment où, à la fin du générique, les premières images du film inonde la salle de sa lumière blanche.

J’allais vers toi, j’allais sans fin vers la lumière. Dans une salle de cinéma, tous les regards sont tournés dans la même direction. La lumière découpe les visages, leur silhouette saillante. C’est une étrange expérience l’obscurité de la salle de cinéma, se plonger dans la pénombre d’un lieu clos, fermé, sans fenêtre, au milieu d’inconnus, dont on ne sait qu’une chose, c’est qu’ils partagent un temps avec vous, une même envie de voir un film (même s’il arrive que les spectateurs se rendent compte en cours de route, en plein milieu de la projection, qu’ils ont fait erreur sur le choix du film, ou qu’on les a mal renseigné, conseillé).

Ne pas voir leurs yeux. Se demander ce qu’ils voient. Ce à quoi ils rêvent.

Je ne regarde pas vraiment le film. C’est un film en noir et blanc d’une lenteur excessive. Une histoire ancienne, dans un autre pays. Je crois qu’il s’agit d’un pays du Nord. Je ne connais pas cette langue. Danois ? Suédois ? Les images se suivent de manière décousue pour moi qui ne les regarde qu’évasivement. Le regard perdu entre elles et le trait de lumière à travers lequel elles se projettent depuis la cabine du projectionniste située juste au-dessus de moi. Une ligne du regard.

Une scène retient pourtant mon attention. Je vois à travers tes larmes. Il Larmes que tu essuies. Tes yeux sont uniques, lui dit-il en la fixant dans la pénombre. Elle lui demande : Comment sont-ils ? Innocents ? Purs et clairs ? Non, répond-il, un peu gêné. Profonds et énigmatiques. Mais je vois au fond d’eux. Que voix-tu ? s’inquiète-telle. Une flamme qui vibre et tremble. Elle termine sa phrase en suspens : Allumée par toi.

Ces images émouvantes entrent en écho avec les pensées qui m’assaillent depuis que je suis arrivé en ville, que je suis entré dans ce cinéma, les sons des voix me bercent, je ne perçois que des bribes de dialogues, des fragments mélodiques, dramatiques, des bruits qui me sortent parfois de ma rêverie. C’est pourtant vrai qu’il existe une ligne du regard.

C’est une très mauvaise idée que j’ai eu de venir m’enfermer ici pour réfléchir, faire le point. C’est impossible ici, avec ce film que je ne regarde pas mais dont la bande son avec sa musique et ses voix aux accents rugueux qui m’emplissent la tête, les propos décousus des personnages, leur exaltation religieuse, leurs silences pesants. Je devine les images qui s’enchaînent même les yeux fermés, et tous ces regards sur l’image que moi-même je ne regarde pas vraiment, viennent éclairer la scène avec d’autres séquences, celles qui bourdonnent dans ma tête ou remontent à la surface de ma mémoire. Tous les films que j’ai vus. Tous ceux que je ne verrais jamais. Et ceux que j’imagine et fabrique en rêves.

Depuis quelques instant, je sens une présence silencieuse à côté de moi, différente de celle que je sentais à mon entrée, celle d’une personne arrivée au moment où la salle venait juste d’être plongée dans l’obscurité, qui s’est assise à quelques fauteuils de moi, sur la même rangée. Sans un regard dans ma direction.

Alors que je suis sur le point de sortir de la salle décidant de ne pas voir la fin du film que de toutes façons je n’ai pas vraiment regardé, cette histoire d’amour interdite, cette trahison sentimentale d’un autre temps, d’un autre lieu, qui résonne cependant avec la mienne et me trouble profondément, je lève la tête vers l’écran. Je sens que la femme proche de moi imite mon mouvement, se redresse à peine, ce qui m’incite à me tourner vers la sortie, à l’opposée, en me demandant si je ne ferais pas mieux de sortir, là maintenant, mais la femme se met à regarder du même côté que moi. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, et quand je tourne la tête pour reprendre ma place en face de l’écran, mon regard croise le sien, un instant tourné vers elle, son visage juste sous mes yeux, devant moi. Apparemment la fonction magique de l’œil jouait contre nous. C’est elle, ma femme est à mes côtés. Elle ne m’a pas vu, pas encore, je ne crois pas. L’égalité du regard. Je la regarde à la dérobée, comme toute à l’heure en la poursuivant en cachette dans les rues de la ville, puis je croise son regard dans l’obscurité de la salle, et devant sa beauté, ferme les yeux, pendant qu’elle, de son côté, je sens qu’elle baisse également les yeux. Suite de figures si proches du rituel de la séduction. Je la vois, elle m’a vu. Elle sait que je la vois. Elle m’offre son regard mais juste à l’angle où il est encore possible de faire comme s’il ne s’adressait pas à moi. Et pour finir le vrai regard, tout droit, qui a duré un 25ème de seconde, le temps d’une image.

Les yeux fermés, c’est comme si je passais mes mains sur son visage, comme si je voulais prendre sa photo, garder son image pour moi seul. Dans un accord de nos gestes, une harmonie que nous n’avions plus connu depuis si longtemps. Nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard. Un seul sourire pour nous deux.


LIMINAIRE le 19/04/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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