La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres). Cette année j’ai décidé d’aborder l’abécédaire par la vidéo. Deux fois par mois, je diffuserai sur mon site, un montage d’extraits de films (à partir d’une sélection d’une centaine de mes films préférés : fiction, documentaire, art vidéo) assemblés autour d’un thème. Ces films d’une quinzaine de minutes seront accompagnés sur le site par l’écriture d’un texte de fiction.
Ce projet est un dispositif à double entrée : un livre et un film. Le film est un livre. Le livre est un film. Ce livre dit qu’il est à voir, ce film montre qu’il est à lire.
S comme Silence : la vidéo
Le son du silence
Nous marchions lentement sans parler tête basse dans les allées serpentines du cimetière. Le bruit de nos pas froissaient les feuilles qui crissaient sous nos pieds comme des graviers. En silence, les uns derrière les autres, sans oser nous regarder en face comme souvent dans ces moments là, de peur de craquer, de pleurer, de se lasser aller. Nous avancions sans savoir dans quelle direction, où se trouvait précisément la cérémonie, chacun suivant celui qui marchait devant lui. La procession s’étiraient en langueur, dans l’indolence du dédale des allées, nous faufilant entre les tombes.
Je ne parvenais pas à te voir dans la foule, je m’étonnais de ne pas t’apercevoir. Mes yeux tentaient vainement de discerner ta silhouette au milieu des invités.
Apprendre à regarder nos propres pensées et celles des autres comme des objets extérieurs. Trouver le trajet nécessite de longues flâneries au bord. Tout près devant soi, alors qu’on croyait l’avoir perdu. Rien ne bougeait. Les domiciles au loin se recouvraient de teintes vives. La structure de nouveau se met en place et se rejoue à l’identique. Les lignes forment une marge. Le croisement de ces lignes et de ces courbes sous un ciel pur. Mais le désir et le plaisir renouvelé d’écrire et rebondir. A la fois rupture et début. Même quand le vent passe au travers, ensuite elle se tiendra tranquille, effrayante, au centre-périphérie du monde. Apprendre à lire entre les lignes. Apprendre à glisser entre les lignes. Et ce trajet est paradoxalement toujours le même et jamais le même. Toujours immobile. Mon corps m’échappe. Sa chute sans fin. Je me demande comment remplir les cases vides. Le jeu de la présence de soi au monde. Des grands nuages blancs. Et puis un trou noir de silence. Plus tard, se relever.
Quelqu’un s’approche de moi, il essaie de me parler, je ne suis pas sûr de le reconnaître, il prend mon attitude pour une forme de dédain, de mépris. Il croit que je ne l’écoute pas, car je suis préoccupé par ton absence, je ne pense qu’à toi. Comment peut-il le deviner ? Je tente de lui expliquer mais il m’interrompt à chaque fois que j’ouvre la bouche sans ma laisser prononcer le moindre mot, me coupant systématiquement la parole. J’essaie de lui expliquer mais il ne comprend pas mon attitude, il pense que je ne suis pas à l’écoute, que je le méprise, que je garde volontairement le silence, alors que je lui parle, je lui réponds, je m’y efforce, mais il me faut lui expliquer que j’ai autre chose en tête, une pensée qui m’obsède, qui me tire ailleurs, me distrait, ce qu’il ne veut pas entendre, car il n’écoute pas, il se focalise sur mon silence, le mépris de mon silence, me dit-il finalement. Je ne pense qu’à moi selon lui. Dis-moi ce que tu veux, mais parle-moi ! Ne sois pas égoïste, ne pense pas qu’à toi, s’il te plaît. Je poursuis sur mon idée, je me retourne pour lui expliquer, qu’ils comprennent enfin que j’ai la tête ailleurs, mais ils prend cela comme un ultime défi, s’en est trop, il se sent insulté, il s’éloigne en maugréant des insultes dont je ne perçois que la violence sans les entendre directement.
Nous nous sommes déployés autour d’un trou creusé dans la terre meuble du cimetière, entre deux vieilles pierres tombales. Au moment où la cohue se fige un peu et laisser apercevoir ce qu’il a devant elle, le choc de cette vision est saisissante. Un trou, le vide. La terre ouverte, les bords bien nets, quelques racines d’arbres éloignés affleurent, rendant l’image plus macabre encore.
Un blanc. C’est un vide, comme un trou de mémoire. Une absence. Je suis en train de parler, soudain je ne sais plus ce que je veux dire. Un blanc. Un gouffre qui s’ouvre devant soi. Une voix qui nous appelle qu’on n’entend pas. Rien que des échos, des accolements, des juxtapositions. Quelque chose de l’ordre de la mort. Le temps tourbillonne alentour. Un blanc qui nous assaille, nous envahit de sa blancheur. La peur peut-être, qui ne se dit pas. C’est un masque blanc qui cache notre visage. Ce qu’on ne veut pas voir. Ce qu’on occulte c’est notre visage. Tributaires des traces. Qu’est-ce que je vois et qu’est-ce que je refuse de voir ? La pensée se met en mouvement. État intermédiaire, incertain, entre un regard et un autre, bercé par ce lointain. Entre silence et parole. Dans le vertige le vide vous tire à lui. Ce qu’il est possible ou impossible d’atteindre, ce qui se rétracte. Ce blanc, c’est notre visage face au miroir. Le reflet de notre visage qui s’efface en ses reflets. Un blanc.
Je sursaute en entendant le prêtre prendre la parole, sa voix dans le micro résonne curieusement, on dirait un chanteur de variété, je ne le vois pas, je n’entends que sa voix, sans voir son visage, j’essaie de deviner à quoi il ressemble. C’est à ce moment précis, dans cette distraction de la voix du prêtre, que j’ai croisé le regard de ma fille. Elle me souriait. Visiblement cela faisait un moment qu’elle m’observait et s’amusait que je ne la vois pas alors que j’étais juste devant elle, à quelques mètres à peine, lui faisant face. Son sourire dépareillait avec l’ambiance morose de la cérémonie. Elle était étincelante, visiblement ravie de me revoir. Sa mère se tenait à ses côtés et lui serrait la main. J’avais l’impression qu’elle se tenait à elle pour rester debout et ne pas chavirer. Elle ne m’avait pas encore vu. Tu ne me regardais pas. Notre fille a tiré ta main pour te signifier ma présence, tu as relevé la tête, la grâce de ce mouvement, à la fois fier et solennel, et tu m’as vs de l’autre côté de l’arc de cercle que nous formions devant le trou de la tombe creusée.
La voix du prêtre est exaltée, vibrante, son discours qui s’enflamme me parait déplacé en la circonstance. Je suis capable de me sentir une infinité de choses à la fois, dit-il en haussant la voix. il n’y a plus de grands maîtres, voilà le vrai malheur de notre temps. le chemin de notre cœur est couvert d’ombre. Il faut écouter les voix qui semblent inutiles. Dans les cerveaux encombrés par les canalisations des égouts, par les murs, par l’asphalte et les paperasses administratives. Il faut faire entrer le bourdonnement des insectes, il faut emplir nos yeux et nos oreilles de choses qui soient le début d’un grand rêve. Quelqu’un doit crier : "nous bâtirons des pyramides." Peu importe si nous ne les bâtissons pas. Il faut nourrir le désir et étirer notre âme dans tous les sens comme un drap.
Le discours du prêtre plane sentencieux au-dessus de la fosse béante où le cercueil sera disposé à l’issue de la cérémonie. Il s’interrompt soudain, surpris par sa diatribe et comme pour en cacher les effets, il nous invite à nous recueillir en priant un instant pour la mémoire de la défunte, ce qui revient à nous faire respecter une minute de silence.
Je te regarde, tu me vois enfin, mais nous ne pouvons pas nous parler à distance. Nos jeux de regards dans la foule concentrée, compacte. Tu essaies de me dire quelque chose, commence une phrase mais l’interrompt sentant bien que je ne pourrais l’entendre, les expressions de ton visage prennent le relais mais voyant que je ne comprends pas le message, tu testes avec des gestes les plus discrets possibles. La situation devient cocasse malgré la tristesse et la solennité de l’instant.
Et soudain, quelqu’un déclenche la musique en plein milieu du discours du prêtre, l’interrompant sans ménagement. Tout le monde se tait. La musique emplit soudain tout l’espace du cimetière.
Hello darkness, my old friend,
I’ve come to talk with you again
Because a vision softly creeping,
Left its seeds while I was sleeping
And the vision that was planted in my brain, still remains
Within the sound of silence
Je capte ainsi la pertinence d’une parole, son trouble comme sa précision. Bonsoir obscurité, ma vieille amie, je suis venu te parler de nouveau. Saisissant ce qui se dit et ce qui s’écrit en silence dans la chanson, entre les sons et le sens de ce qui s’y s’énonce. Car une vision s’insinuant doucement en moi, a semé ses graines durant mon sommeil. Cherchant à mettre en évidence, à rendre sensible l’articulation d’éléments faisant apparaître une succession d’images mentales et de paysages imaginaires. Et la vision qui fut plantée dans mon cerveau, demeure encore dans le son du silence.
Le silence était mon interlocuteur. J’ai gardé précieusement ce que je voulais te dire, repoussant le moment propice où je pourrais t’en parler, espérant trouver le sésame pour donner à cette histoire que je voulais te raconter un relief particulier, un écho adéquat. Toujours difficile de trouver l’équilibre, le bon moment, la note juste, à trop réfléchir, trop attendre et travailler son discours ou son histoire je prenais le risque de la dénaturer, de la pousser trop à bout, et pire encore, de l’oublier. Certaines choses s’écrivent, se disent, se racontent différemment avec le temps. la durée permet de les affiner, de parfaire la formation des mots, des idées, et permettre la rencontre entre les émotions et leurs dérives. Et c’est ainsi que quelques mois après, certaines choses s’écrivent, se disent, se racontent différemment. Ni dans l’instant, ni dans le différé, mais dans la narration, dans ce trésor que l’on délivre et transmet. Depuis je reprise notre histoire au fil de ma mémoire.
Tomber est un mot pour penser. Pourquoi nous faisons face à l’autre qui est sur le côté ? Nous sentons que c’est déjà la fin, que la fin est proche, mais nous n’avons rien à faire d’autre qu’à regarder. Les mots semblent figés au seuil de l’articulé, c’est plutôt le silence qui règne, ou des borborygmes, les aboiements des chiens, le bruit de fond des éléments, des arbres et des corps. Le lieu où ça naît c’est l’intervalle, l’espace entre. L’effarement y est profond. Vertige du bord du quai, ce qui nous fascine quand nous fixons trop longuement le reflet de notre propre image dans un miroir. Ouvrir la nuit du corps. Celui du premier regard posé par l’enfant sur le réel, celui de l’éblouissement chargé d’effroi. Au moment de se redresser, le corps hésite, vacille légèrement, trouble passager. À la place, tout autour, un trou immense. Le regard est proprement décimé, il ne voit plus que des forces.
In restless dreams I walked alone,
Narrow streets of cobblestone
’Neath the halo of a street lamp,
I turned my collar to the cold and damp
When my eyes were stabbed by the flash of a neon light,
That split the night and touched the sound of silence
On pourrait peut-être, ce serait le lieu, de n’être pas ce que la nature a fait de nous, et quelques maladresses aussi. Se retrouver. Encore une fois les mots se dérobent, mais je n’en ai pas trouvé d’autres… Les silences où on ne les attend pas. Dans mes rêves agités j’arpentais seul des rues étroites et pavées sous le halo d’un réverbère. Je repense à tout ce que nous nous sommes dit. Ces mots, entassés pêle-mêle avec quelques bouts de phrases toutes faites, de celles qu’on peut assembler vite fait. Tout ailleurs tout ici gratté et creusé la trace des ornières. C’est là vers là la plainte suspendue dans le vent jusqu’à l’éblouissement. Devrons-nous l’appeler autrement désormais ? Au-dessus du cimetière la lumière retient le regard le soleil joue son rôle. Sur les rides du sol. L’air immobile ombre les arbres bleus. D’où je suis aucun seuil ne s’ouvre – un miroir inverse la scène. Je tournais mon col à cause du froid et de l’humidité lorsque mes yeux furent blessés par l’éclat de la lumière d’un néon qui déchira la nuit et atteignit le son du silence. La présence ne se peut brider : la traverser, c’est la contraindre, saisir combien près l’on sera, cette impression de finitude, cette épiphanie du regard qui embrasse. Si petit au bout de la route derrière moi…
Ma femme pleure en silence. Elle sourit à travers ses larmes. Aucun silence ne s’enregistre. Mais là il n’y a que les voix et les pleurs étouffés autour de nous. Le gouffre de la gorge et la densité de l’air. La vibration des sons et le silence. Appuyé contre ce qui se dérobe, il n’est plus possible de tenir très longtemps. Mais une dérive immobile à l’intérieur de ses entassements, de ces enfouissements secrets. Temps suspendu, plus dur sera la chute dans le temps le silence, un espace où les bruits s’éloignent.
Ce moment de répit m’a permis de prendre un peu de distance, et ce recul est salutaire pour nous retrouver enfin, accepter de part et d’autre ces retrouvailles, le silence permet de réfléchir à ce qui vient de se passer entre nous, de trouver les mots pour tenter de comprendre et partager avec les autres le désarroi qui est le sien, sans doute pas celui du plus grand nombre, en marge ça me va, j’assume, pour trouver ensemble des solutions, où le combat ne soit pas le premier mot qui vienne à l’esprit et la peur le moteur de nos réactions, car on voit bien ce que cela a toujours produit.
Disperser les ombres, l’éphémère écho d’un souffle entendu en soi, d’un signe en équilibre, pas de portes dérobées, de la mémoire, dans un vertige immobile. Dans le silence, rien d’autre que le silence, dans ses formes nues.
Ne pas bouger ou très peu, limiter ses gestes, respirer lentement, au ralenti. Chercher à devenir invisible, disparaître aux yeux des autres, se faire oublier, dans le silence.
Si je me tais, c’est comme si je n’existais plus.