La forme détournée de l’abécédaire est un genre voué à la célébration de l’acte créateur (le livre des livres). Cette année j’ai décidé d’aborder l’abécédaire par la vidéo. Deux fois par mois, je diffuserai sur mon site, un montage d’extraits de films (à partir d’une sélection d’une centaine de mes films préférés : fiction, documentaire, art vidéo) assemblés autour d’un thème. Ces films d’une quinzaine de minutes seront accompagnés sur le site par l’écriture d’un texte de fiction.
Ce projet est un dispositif à double entrée : un livre et un film. Le film est un livre. Le livre est un film. Ce livre dit qu’il est à voir, ce film montre qu’il est à lire.
K comme Kaléidoscope : la vidéo
« L’histoire a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux. »
Le monde comme volonté et comme représentation, Arthur Schopenhauer
Jusqu’au vertige
Adel a voulu faire plaisir à sa fille Laura mais il ne savait pas quoi lui offrir. En chemin, il est entré dans une petite boutique où l’on peut acheter tout un tas d’objets à un euro. Dans le désordre de ces objets futiles, il a réussi à trouver un kaléidoscope. Il n’a rien trouvé de mieux, mais il est tout de même satisfait de ne pas venir les mains vides. Cet objet a un sens pour lui. À la maison, il en possède un que son père lui a offert lorsqu’il était enfant. Il l’a toujours gardé avec lui, mais il ne l’a jamais montré à sa fille. Il est quelque part enfoui dans le fouillis de son bureau. Il avait appartenu à son père lorsqu’il était enfant. Il sait bien que c’est un objet en apparence banal, un peu désuet, mais il y tient. Il est étonné mais ravi de voir comment sa fille l’accepte avec plaisir et se met immédiatement à jouer avec, en faisant tourner le dispositif pour fabriquer de nouveaux motifs colorés. Il remarque dans ses yeux brillants des éclats qui laissent percevoir la joie que lui procure un tel présent. Elle laisse ses parents discuter entre-eux dans le café. Elle pose son œil ravi sur le dessus du kaléidoscope et le fait tourner. Elle s’absente, prend ses distances. Elle disparaît dans la couleur, le vertige des faces colorées qui se transforment dans un enchaînement harmonieux, sans fin. Cela lui rappelle ce qui se passe lorsqu’elle ferme les yeux après avoir fixé le soleil trop longtemps, sous ses paupières fermées, apparaissent des points lumineux qui dansent dans l’espace qui se transforme régulièrement, changeant de couleurs en fonction de la manière avec laquelle elle serre ou desserre la pression de son œil, de sa paumière. Elle voudrait se promener dans ses souvenirs heureux et ne revenir à la surface que lorsque ses parents auront suffisamment discuté ensemble et se seront enfin accordés, qu’ils auront cessé de s’ignorer et qu’ils accepteront de vivre à nouveau ensemble. Elle voudrait que tout redevienne normal, comme avant. Juste en fermant les yeux. Ils se disputaient parfois, mais ils était là tous les deux ensemble pour s’occuper d’elle et lui apporter leur affection. C’est cela qui lui manque le plus depuis qu’elle est partie vivre à Marseille avec sa mère. Le départ de son père, son éloignement. Leur amour était ce qui maintenait en équilibre son quotidien. Depuis elle se sent perdue, tout va de travers. Il lui manque quelque chose. Elle ne sait pas dire exactement quoi. Elle se sent différente. Tu grandis, ma chérie lui répond sa mère en essayant de la rassurer. Mais elle n’y parvient pas. Le problème est ailleurs.
Elle ne les écoute plus depuis un long moment déjà. Elle sait qu’elle doit leur laisser la place pour leurs retrouvailles. Ce qu’elle attend, qu’elle espère. Elle est concentrée sur la variation des couleurs qu’elle fait vibrer dans sa main, sous son œil ravi, envoûté. Elle s’échappe.
Après un long moment de tentatives, d’esquives, d’écarts, pour entrer l’un l’autre en contact, renouer le dialogue, avant de parvenir à parler normalement sans que le ressentiment, l’énervement, la rancœur parfois aussi, l’émotion d’être restés si longtemps sans se voir, sans se parler, que ces parasites viennent perturber leur discussion et les empêchent d’entrer dans le vif pour affronter ce qu’ils ont à se dire, la vérité qu’ils veulent aborder, en acceptant de reconnaître la nature de leur sentiment et remédier à cette distance qui s’est installé entre-eux, qui a séparé leur famille, ils parviennent enfin à se parler. Et ce qu’ils retiennent de cette conversation à battons rompus, se concentre sur ce qui s’est passé la veille de leurs retrouvailles. Albertine lui raconte sa journée, alors qu’elle préparait l’anniversaire de Laura sans savoir encore si Adel pourrait être présent, ni comment le lui demander.
Laura l’attendait à la maison, elle était sortie prendre des livres à la bibliothèque le seul jour où sa mère n’y travaillait pas. Elle l’avait attendue, s’était impatientée de son retour tardif à la maison. La veille de son anniversaire tout de même, pas un jour comme les autres. Adel n’avait rien dit. Il avait décidé d’écouter son récit jusqu’au bout, en silence. Attentif.
Albertine voulait valider avec Laura le gâteau qu’elle voulait qu’elle lui prépare pour le lendemain soir. En attendant sa fille, elle avait passé mentalement en revue tous les hommes qu’elle connaissait en dehors de son mari. Elle le reconnaissait devant lui. Elle savait qu’il fallait être honnête, ne rien n’omettre. Être franche et sincère. Sans détour.
Laura tardait à rentrer car elle était sortie vendre des billets de tombola pour la kermesse dans sa nouvelle école. Sur son chemin elle avait rencontré un vieil homme qui lui avait raconté une histoire de patins à glace. Quand elle était finalement rentrée à la maison, sa mère sortait tout juste de sa douche. Elle lui avait demandé comme prévu ce qu’elle voulait qu’elle lui prépare comme gâteau pour son anniversaire. Est-ce que papa pourra venir à la maison ? lui avait demandé Laura en guise de réponse à sa question. Sa mère n’avait pas su quoi lui répondre. Elle n’en savait rien. Est-ce qu’elle le souhaitait ? Ils ne s’étaient pas parlé depuis l’enterrement. Mais elle l’espérait secrètement. Laura avait jeté ses affaires dans sa chambre avant d’aller se promener en ville et laisser sa mère préparer son gâteau d’anniversaire tranquillement. Et puis elle voulait que ça reste une surprise.
Après avoir lancé la cuisson de son gâteau, Albertine s’était assise dans le salon et, désœuvrée, un peu lasse, s’était mise à regarder la télé en peignoir. Une émission de télé-réalité. Pendant ce temps là, dehors, sa fille croisait des garçons qui s’amusaient à la patinoire en plein air que la ville avait installée pour les fêtes de fin d’année aux Terrasses du Port. L’un d’eux, le plus jeune, remarqua Laura et alors qu’avec ses amis, ils étaient en train de se déchausser, il l’invita à venir jouer chez lui, dans sa maison. Il habitait juste à côté. Elle avait accepté sans hésiter, sans crainte, alors qu’elle était plutôt timide d’habitude et qu’elle ne connaissait pas ce garçon, qu’elle ne l’avait jamais vu, ni lui, ni ses amis d’ailleurs. Elle était confiante. Sans trop savoir pourquoi. Elle n’était pas seule. Il avait également invité ses amis chez lui.
Sa mère était allée s’habiller une fois l’émission terminée. Elle se préparait à sortir, car en préparant son gâteau elle s’était aperçue qu’il lui manquait des confettis sucrés de toutes les couleurs pour en décorer le dessus. Au moment de sortir faire sa course à l’épicerie du coin, elle avait appelé sa fille afin de la prévenir qu’elle s’absentait, mais celle-ci n’avait pas répondu pas. Albertine avait alors pensé que Laura s’était enfermée dans sa chambre et qu’elle s’y était endormie. Elle n’était pas rentrée pour vérifier. Elle ne voulait pas froisser sa fille. Pénétrer dans sa chambre sans sa permission. Et puis, elle ne pensait être absente très longtemps.
La boutique était fermée. Elle avait essayé de trouver un autre magasin pour acheter les confettis colorés. Les lumières et la musique de la fête foraine sur le vieux-port avait attiré son attention. Le garçon chez qui était Laura s’était endormi assez rapidement, sans doute épuisé par sa séance de patinage. Laura était un peu nostalgique, elle pensait à son anniversaire avec un léger pincement au cœur. Les autres garçons l’avaient délaissée, ils s’étaient mis à jouer ensemble aux jeux vidéo, sans lui demander si elle voulait faire avec équipe. Elle les regardait jouer à distance, en silence. Sur le canapé, elle finit par s’endormir elle aussi.
Un forain avait accosté Albertine en la complimentant sur l’élégance de sa tenue. Il devait s’absenter mais revint très vite vers elle. Elle ne savait pas pourquoi mais elle été restée là à attendre son retour. Qu’espérait-elle ? Elle n’en savait rien. Ils discutèrent un long moment ensemble. Il lui avait fait visiter sa caravane.
Laura avait rêvé qu’elle rentrait vivre chez son père à pied. Quand elle s’était réveillée brusquement, elle s’aperçut que les amis du garçon étaient rentrés chez eux, la laissant seul dans la maison de leur ami. Elle avait perdu la notion du temps. Dehors, la nuit était tombée. Elle se demandait ce qu’elle faisait là, à cette heure tardive, avec cet inconnu. Sa mère flirtait gentiment avec le forain qu’elle avait croisé sur le vieux-port, qui lui apprenait dans la conversation qu’il serait parti demain.
Adel écoutait sa femme sans rien dire même s’il redoutait ce qu’elle allait lui révéler. Mais il s’était fait une promesse, il l’incita même à poursuivre son récit en acquiesçant en silence.
Le téléphone avait sonné à plusieurs reprises dans la maison vide, la jeune fille, qui venait de se réveiller, encore toute engourdie de sommeil et perturbée par les dernière images de son rêve, décrocha le combiné et répondit d’une voix hésitante. Elle affirma qu’il n’y avait personne. Elle avait oublié le garçon dans sa chambre. Il fut réveillé par la voix de Laura. Il voulut savoir qui venait d’appeler. Il s’agissait d’un faux numéro. Ils discutèrent un long moment ensemble, puis regardèrent des clips à la télévision.
Le récit d’Albertine s’accélérait. Tout semblait confus, se superposait sans logique apparente, comme dans un rêve. Le forain avait eu faim. Un homme et une femme entrèrent dans la maison du garçon sans adresser la parole à Laura et son nouvel ami. Comme deux inconnus. Le forain avait préparé à manger dans sa caravane. Il était fier de cuisiner dans cet endroit réduit, pour une femme qu’il ne connaissait pas encore. Le père et la mère du garçon discutèrent avec la jeune fille. Elle s’excusa au bout d’un moment, il fallait qu’elle rentre chez elle, sa mère devait l’attendre. Elle sortit dans la nuit froide pour la saison. Sa mère se sentait bien avec le forain à l’étroit dans sa caravane. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas ressentit cette impression de détachement et insouciance. Le temps n’avait plus de prise sur elle, grisée. Peut-être était-ce dû au verre d’alcool qu’elle avait bu en sa compagnie. Après manger, ils décidèrent de sortir se balader pour trouver un coin sympa où boire un verre ensemble. Ils empruntèrent la voiture du forain, garée dans une adjacente du vieux-port. Le trajet en voiture dans la nuit, la route déserte. Le ciel au-dessus de leurs têtes. Les étoiles brillant dans le ciel sombre comme de fines pointes d’aiguilles.
La jeune fille était de retour à la maison. Elle n’avait pas sa clé, elle l’avait oubliée. Elle avait sonné. Une fois, deux fois. Sa mère n’était pas là. Elle était sans doute sortie faire une course, mais très vite elle s’inquiéta, elle songea qu’elle avait peut-être eue un accident sur le chemin. Le forain l’emmena en voiture sur la corniche. Il voulait rouler en longeant la mer.
Une voiture s’était arrêtée à la hauteur de la jeune fille qui faisait les cent pas devant sa maison. Sans arrêter son moteur. Il faisait froid, Laura grelottait légèrement. Une jeune femme au volant baissa la vitre et lui demanda ce qu’elle faisait seule dehors. Dans la nuit. Laura lui expliqua le rendez-vous manqué avec sa mère. L’attente. La jeune femme l’invita à monter à ses côtés pour qu’elle se réchauffe.
Albertine était allée dans un café sur la corniche avec le forain qui à l’intérieur avait retrouvé des amis à lui. Elle se demandait s’il savait qu’ils seraient là avant d’y venir. Il semblait ne plus trop prêter attention à elle tout à coup. La jeune femme roula en ville un long moment avec Laura à ses côtés, sur le siège avant, mais elle eut soudain l’envie de boire une bière. La jeune fille ne savait plus trop comment réagir quand elle le lui annonça sans même la regarder. Elle était à la fois fascinée par cette femme, sa liberté et sa beauté, et un peu craintive, ne sachant pas où celle-ci voulait l’emmener, ce qu’elles allaient faire ensemble. La femme avait démarré et roulé dans la nuit sans quitter la route des yeux.
Le forain discutait désormais avec une jeune serveuse accorte. La mère reconnût dans le bar quelqu’un qui travaillait avec elle. Elle se sentait un peu gênée et comme prise au piège. La situation était embarrassante. Tout en roulant à vive allure, la jeune femme interrogeait la jeune fille sur son tic. Laura clignait régulièrement des yeux. C’était un tic qui était réapparu à la séparation de ses parents. La jeune femme arrêta la voiture quelques kilomètres plus loin sur le bas côté de la route. Elle alluma une cigarette et se mit à fumer dans l’habitacle sans même ouvrir la fenêtre de la voiture. Elle lui en proposa une, ce qui surprit la jeune fille qui pensait qu’elle était trop jeune, elle n’avait jamais fumé, mais elle s’était laissée tenter pour ne pas froisser la jeune femme ni la décevoir, et elle avait finalement accepté la cigarette qu’elle lui tendait.
Le forain avait terminé son verre dans le café qui se remplissait de monde et de bruits. La jeune fille repensait au clip vu chez le garçon un peu plus tôt dans la soirée. Une scène de voiture. Une sortie de route sur une corniche de nuit. Le forain et la femme sortirent finalement du café. Une fois dehors, Albertine se ravisa et retourna à l’intérieur pour aller aux toilettes. La femme dans la voiture s’était endormie dans la voiture. La jeune fille l’observait au milieu d’un épais nuage de fumée qui ressemblait à un brouillard. Elle était amoureuse. Elle voulait que son père rentre à la maison.
Le tourbillon des images de cette nuit-là se mêlait soudain aux éclats de verres colorés qui tournoyaient à l’intérieur du kaléidoscope, jusqu’au vertige. Tandis que les parents de Laura discutaient de ce qui les rapprochait malgré toutes les épreuves qu’ils avaient pu traverser, les tentations évitées, les écarts et les trahisons, malgré toutes les erreurs commises, le lien qui les unissait paraissait encore plus fort avec le temps, après cette séparation. Laura avait passé son temps à jouer avec le kaléidoscope que son père venait de lui offrir. Elle regardait d’un côté du tube, la lumière entrait de l’autre et se réfléchissait sur les miroirs, et parfois au travers de l’instrument optique de pacotille, admirant les minuscules fragments mobiles de verres colorés produisant d’infinies combinaisons d’images abstraites, mais surtout elle le manipulait, le saisissait et le regardait, tout comme ses parents semblaient considérer le problème auquel ils devaient faire face désormais en l’examinant selon tous les aspects possibles, les différents angles et les options qui s’offraient à eux, avant de céder à l’évidence, ils étaient faits l’un pour l’autre.