Damián Tabarovsky est né à Buenos Aires en 1967. Diplômé en sociologie de L’École des hautes études en sciences sociales de Paris, il a publié des essais et des romans (Bingo / Les hernies, 2007, L’expectative, 2007 et Autobiographie médicale, 2010, édités en France chez Bourgois éditeur). Il est éditeur pour Mardulce Editora, une maison d’édition argentine basée à Buenos Aires.
Damián Tabarovsky a publié son roman, Una belleza vulgar (Une beauté vulgaire) dans la collection Caballo de Troya, chez Random House Mondadori tandis que El amo bueno (Le bon maître), a été publié par sa propre maison d’édition. Avec Le bon maître, l’auteur suit le chemin d’Une beauté vulgaire, il considère d’ailleurs que les deux livres pourraient faire partie d’une série dans laquelle il défend une écriture singulière qui attache une grande importance à une nécessaire « politisation de la phrase. » C’est l’originalité de cette traduction parue dans la collection Notabilia des éditions Noir sur blanc de réunir ces deux œuvres.
Combien de temps faut-il à une feuille pour tomber : un jour, un an, une seconde ? Une beauté vulgaire, le court roman de Damián Tabarovsky, se résout dans l’intemporalité de la chute d’une feuille qui se détache d’un arbre dans une rue de Buenos Aires jusqu’au moment où elle atteint le sol. Que se passe-t-il entre le détachement et la chute ? Comment se mesure cette parenthèse dans le temps ? Que voit cette feuille ; par qui est-elle vue ? Cette feuille qui se détache de l’arbre et tombe témoigne de la vie des immeubles voisins : Raúl Segrei, qui un jour à l’école a dit qu’il voulait être policier quand il serait grand, et qui aujourd’hui, à l’approche de la quarantaine, travaille dans la société de conseil spécialisée dans les ressources humaines. Alberto Ruiz, le concierge qui sort les ordures dans la rue, vit au dernier étage avec sa femme et ses enfants adolescents qui jouent avec leurs consoles et gardent le silence. Luciana Bata qui a 24 ans, étudiante en littérature, est nerveuse parce qu’elle doit écrire une critique d’un mauvais roman publié par la maison d’édition qui publie les livres du coordinateur du supplément culturel auquel elle contribue. Antonio et Ramiro, un couple de graphistes. Antonio est spécialisé dans la conception de sites web, Ramiro travaille pour un journal sportif mais déteste le football. Ernesto Suárez, un ancien employé de banque qui travaille douze heures par jour du lundi au samedi et ne se plaint pas : il s’en sort bien. Des vies simples, transparentes, claires, de petites histoires unies par un tronc commun : le temps qui passe saisi dans une surprenante suspension de la temporalité. Dans ce roman, les véritables protagonistes ce sont les idées, et pas tant les personnages, ni les appartements dans lesquels ils vivent. Ce qui se détache dans ce texte, c’est la façon dont les idées peuvent être transformées en personnages. Il ne s’agit pas d’un roman d’idées mais les idées deviennent personnages du roman. Le texte décrit la ville comme un lieu surchargé d’expériences préfabriquées. Ce roman allie humour et érudition comme Le bon maître, tous deux rédigés dans une succession de digressions, de détours et d’accélérations qui crée le rythme si particulier de ces livres.
« Tout à coup, la campagne. La ville. Une petite feuille se détache d’un arbre dans la rue Thames, au niveau des numéros 2100. Cent mètres d’un trottoir, cent mètres de l’autre, un pâté de maisons dans une direction, dans une autre, dans toutes les directions possibles. La rue est orientée est-ouest, mais cela n’a pas la moindre importance : le soleil a déjà tourné derrière les bâtiments. Ce sont des tours qui donnent de l’ombre, du soleil et de l’ombre à certaines fenêtres, aux cimes des arbres, aux toits des voitures en stationnement, des voitures qui passent, aux vélos, à l’allée piétonne effacée, aux pas des passants. Onze arbres au total, cinq côté pair, six côté impair. Ce sont des platanes de quarante, cinquante ans, peut-être plus. Les racines soulèvent les trottoirs, comme si une force concentrique se déployait depuis l’intérieur de la terre. Le platane espagnol, le plus répandu dans la rue Thames, est un hybride, comme l’est à peu près tout dans cette ville. Hauts de taille, parfaits pour les plantations d’alignement et s’adaptant bien en milieu urbain, ils ont débarqué à Buenos Aires à la fin du XIXe siècle. À l’époque où ils ont été plantés, les maisons qu’ils ombrageaient n’avaient pas plus d’un étage, mais aujourd’hui on trouve beaucoup d’alignements de platanes dans des rues étroites, à la circulation intense, pleines de hauts immeubles, causant des perturbations, tel le soulèvement des trottoirs mentionné plus haut, ou encore l’invasion de branches sèches aux carrefours, dans les caniveaux et les bouches d’égout. Ils sont souvent atteints d’oïdium, une maladie fongique que l’on traite par des pulvérisations. On a pris l’habitude de voir, une ou deux fois l’an, des employés municipaux élaguer les platanes, ramasser les branches sèches, traiter les plates-bandes. Les uniformes des employés changent selon les gouvernements, les directions. À l’époque d’Ibarra [1], ils étaient orange et noir : un collectif de graphistes avait pensé que l’orange et le noir pourraient être des couleurs prégnantes, chaudes et qui captent l’attention (des couleurs progressistes), et tout à coup les uniformes des employés du secteur public, les camionnettes des groupes civils d’intervention, les formulaires administratifs, la page Web et les annonces publicitaires sont devenus orange et noir. Telerman [2]., lors de son bref intérim, n’a pas eu le temps de changer la palette de couleurs, mais le slogan, si. Il a remplacé le sigle abstrait GobBsAs par un positif Actitud Buenos Aires, qui renvoyait désespérément au slogan de la chaîne I-Sat ou, pire, à une très mauvaise chanson de Fito Páez (« ce n’est qu’une question d’attitude »). Plus tard, le gouvernement de Macri [3] n’a pas semblé se préoccuper de ces questions, ni d’aucune autre d’ailleurs. Onze platanes que les habitants de la rue Thames détestent. Leurs nouvelles feuilles sont couvertes d’un duvet qui se détache au début du printemps, leurs fruits sont pourvus de poils marron qui facilitent la dispersion des graines. Deux détachements qui provoquent l’irritation des yeux, un désagrément affectant aussi bien les allergiques que les non-allergiques. L’héritage espagnol sur la rue au nom anglais poursuit ses ravages (même si Thames ne fait pas référence à la Tamise, c’est le nom d’un certain José Ignacio Thames, un prêtre qui a signé le décret d’indépendance le 9 juillet 1816).
Mais aujourd’hui ce n’est pas le printemps, ou peut-être que si, peu importe : c’est un jour ordinaire, un jour comme les autres (chaque jour est un jour ordinaire), et aucun employé municipal n’élague les platanes ; tout ce qu’il y a, c’est une petite feuille qui vient de se détacher d’une branche dans l’éclat silencieux du vent qui se lève. Que signifie se détacher ? Quelle histoire naît de cet acte ? Se détacher ne suppose pas sauter, croître, naître, faire irruption ; au contraire, cela implique d’interrompre : la tradition est suspendue à l’instant même où elle se réalise. Le mythe fondateur se suspend ou, plus exactement, la fondation par le mythe. Libérée (cette fois oui), livrée à son sort, sans aucune institution qui la protège, aucune parole qui la légitime, aucune voix qui l’autorise, la petite feuille se décroche du passé, c’est-à-dire du futur ; elle chevauche la syntaxe brisée de la branche (branche comprise en tant que lignage, descendance, caste, souche, dynastie) jusqu’à flotter dans le vide de l’air. Elle flotte, mais vers le haut. N’est-ce pas étrange ? Non, c’est simplement le vent. Le vent se lève et contrarie tous les plans. À ce stade, personne ne remarque la petite feuille : beaucoup de feuilles se détachent (comment cacher un éléphant dans la rue Florida ? Au milieu de cent autres éléphants) et le vent libère également d’autres images : des pas qui se hâtent, des cigarettes qui s’éteignent, des stores qui se baissent. C’est la petite odyssée anonyme de la feuille qui se détache. Le miracle infinitésimal, la plus petite cellule, la bagatelle la plus insignifiante. La feuille va se détacher, elle va flotter un moment, puis tomber à terre. À quoi cela sert-il de répéter la même histoire, de la raconter comme si c’était la première fois ? Mais la petite feuille n’a pas de mémoire, elle est amnésique, elle ne se souvient de rien. Elle ne crée pas la nouveauté pour la première fois, elle la crée en créant ce qui a déjà été créé, elle écrit pour la première fois ce qui a déjà été écrit. Drôle de situation : un historicisme paradoxal ou un avant-gardisme historiciste. Sous le mandat du paradoxe, l’apprentissage a plus à voir avec l’oubli qu’avec le souvenir, la création plus avec la perte de mémoire qu’avec la conscience, et l’éthique – le grand alibi de la mémoire – davantage avec le changement qu’avec la préservation. Et bien sûr, entre les deux, la petite feuille. Et le vent, le vent qui souffle.
On lève un store. Il avait été baissé par le vent (le courant d’air exerçant une pression contre la vitre), mais à présent c’est fini, le vent est tombé. C’est un grand deux-pièces. Dans le living : deux fauteuils, une table basse, un lampadaire, une affiche de Klimt, une autre de Magritte. Les fauteuils sont noirs. L’un est un Wassily de 74 centimètres de haut, 79 de large, 71 de profondeur. En fait, ce n’est pas un Wassily, c’est un faux, une copie de celui dessiné par Breuer mais sans la qualité de finition de l’original, une réplique achetée sur Internet. L’autre est un LC-3 de Le Corbusier, également faux. Mais à quoi ressemblerait un vrai Le Corbusier ? Un authentique Breuer ? Dans l’impersonnalité du design se cache déjà l’impossibilité de distinguer la copie de l’original, l’industrie de l’artisanat. Original signifie simplement plus cher, c’est la seule différence ».
Extrait en version originale :
« De repente, el campo. La ciudad. Una hojita se suelta de un árbol en la calle Thames al 2100. Cien metros de una vereda, cien de la otra, una cuadra en una dirección, en otra, en todas las direcciones posibles. La calle corre de este a oeste, pero eso no tiene la menor importancia : el sol ya giró detrás de los edificios. Son torres que dan sombra, sol y sombra a algunas ventanas, a las copas de los árboles, a los techos de los autos estacionados, de los autos que pasan, las bicicletas, la senda peatonal borrada, los pasos de los transeúntes. En total once árboles, cinco de la mano par, seis de la impar. Son plátanos de cuarenta, cincuenta años, quizás más. Las raíces levantan las veredas, como si una fuerza concéntrica se desplegara desde el interior de la tierra. El plátano español, el más difundido en la calle Thames, es un híbrido, como casi todo en esta ciudad. De gran porte, perfectos para el arbolado de alineación y de buena adaptación al ambiente urbano, llegaron a Buenos Aires a fines del siglo XIX. Cuando fueron plantados, las casas que sombreaban no tenían más de dos pisos, pero en la actualidad muchas formaciones se encuentran en calles angostas, con alta circulación de vehículos y repletas de edificios altos, causando trastornos como el ya mencionado levantamiento de veredas, y otros como la invasión de ramas secas en las bocacalles, las alcantarillas y los sumideros. Por lo general enferman de oídio, afección fúngica tratable mediante pulverizaciones. Es habitual ver, una o dos veces por año, a empleados del gobierno de la ciudad podando los plátanos, recogiendo las ramas secas, fumigando los canteros. Los uniformes de los empleados cambian según cambian los gobiernos, las gestiones. En la época de Ibarra vestían de naranja y negro : a un grupo de diseñadores gráficos se le ocurrió que el naranja y negro podrían ser colores pregnantes, cálidos y contenedores (colores progresistas) y de golpe los uniformes de los empleados públicos, las camionetas de la guardia de auxilio, los formularios administrativos, la página web y los avisos publicitarios se volvieron naranja y negro. Telerman, en su breve interinato, no tuvo tiempo de cambiar la paleta de colores, pero sí el eslogan. Reemplazó el abstracto GobBsAs por un positivo Actitud Buenos Aires, que remitía desconsoladamente al eslogan del canal I-Sat, o aún peor, a una pésima canción de Fito Páez (« es solo una cuestión de actitud »). Más tarde, el gobierno de Macri no pareció preocuparse por estas cuestiones, ni por ninguna otra, por cierto. Once plátanos que los habitantes de la calle Thames odian. Las hojas recién nacidas de los plátanos están cubiertas de pelitos minúsculos que se desprenden a principio de la primavera, y los frutos tienen unos pelos de color marrón que ayudan a la dispersión de las semillas. Ambos desprendimientos causan irritación en los ojos, molestia que afecta por igual a alérgicos y no alérgicos. La herencia española sobre la calle de nombre inglés todavía causa estragos (aunque Thames no refiere al Támesis, es el apellido de un tal José Ignacio Thames, un cura que firmó el acta de la independencia el 9 de julio de 1816).
Pero hoy no es primavera, o tal vez sí, poco importa, es un día cualquiera, como todos (todos los días son un día cualquiera), y tampoco hay empleados del gobierno de la ciudad podando los plátanos ; tan sólo una hojita que acaba de soltarse de una rama, en el resplandor silencioso del viento que asoma. ¿Qué significa soltarse ? ¿Qué historia se engendra en ese acto ? Soltarse no supone saltar, crecer, nacer, irrumpir ; al contrario, implica interrumpir : la tradición es suspendida en el momento mismo en que se realiza. Se suspende la ficción fundadora, o mejor dicho, la fundación por la ficción. Suelta (ahora sí), librada a su suerte, sin ninguna institución que la proteja, ningún habla que la legitime, ninguna voz que la autorice, la hojita se desengancha del pasado, es decir, del futuro ; cabalga por la sintaxis rota de la rama (rama como linaje, descendencia, casta, cepa, dinastía) hasta flotar en el vacío del aire. Flota, pero para arriba. ¿No es raro ? No, sencillamente es el viento. Llega el viento y trastoca todos los planes. A esa altura nadie repara en la hojita : son muchas las hojas que se sueltan (¿cómo esconder un elefante en la calle Florida ? En el medio de otros cien elefantes) y además el viento suelta otras imágenes : pasos que se apuran, cigarrillos que se apagan, persianas que se bajan. Es la pequeña odisea anónima de la hojita que se suelta. El milagro infinitesimal, la célula más pequeña, la nadería más insignificante. La hoja se va a soltar, va a flotar un rato, y va a caer al suelo. ¿Qué sentido tiene contar otra vez la misma historia, contarla como si fuera la primera vez ? Pero la hojita es desmemoriada, es amnésica, no recuerda nada. No crea la novedad por primera vez, sino que la crea al crear lo que ya había sido creado, escribe por primera vez lo que ya había sido escrito. Vaya situación : un historicismo paradójico o un vanguardismo historicista. Bajo el designio de la paradoja, el aprendizaje tiene más que ver con el olvido que con el recuerdo, la creación más con la desmemoria que con la conciencia, y la ética —la gran coartada de la memoria— más con el cambio que con la preservación. Y entre medio, claro, la hojita. Y el viento, el viento que sopla.
Levantan una persiana. Había sido bajada por el viento (la correntada ejerciendo presión contra el vidrio) pero ahora ya pasó, el viento cesó. Es un amplio dos ambientes. En el living hay dos sillones, una mesita ratona, un velador de pie, un póster de Klimt, otro de Magritte. Los sillones son negros. Uno es un Wassily de 74 centímetros de altura, 79 de ancho, y 71 de profundidad. En realidad no es un original Wassily, sino uno falso, una copia del diseñado por Breuer pero sin la calidad de terminación del original, una réplica comprada por Internet. El otro es un LC-3 de Le Corbusier, también falso. ¿Pero qué sería tener un Le Corbusier verdadero ? ¿Un auténtico Breuer ? En la impersonalidad del diseño se esconde ya la imposibilidad de distinguir la copia del original, la industria de la artesanía. Original significa simplemente más caro, esa es toda la diferencia.
En la otra habitación hay una cama de dos plazas, un televisor, una mesita de luz, un placard. Cada pieza tiene una ventana. No se ven libros. Se ve, en cambio, una persona. Un hombre. Raúl Segrei. Hace poco que vive en la calle Thames, antes vivía en Devoto. Vivía con su madre y su padre, un médico importante del Sanatorio Güemes, amigo de Favaloro. Raúl quería ser policía (en el placard hay un revolver que nunca usó. O mejor dicho, sí : en un año nuevo tiró un par de tiros al aire, para festejar). Segrei nació en 1966, así que terminó la escuela secundaria en pleno 1984, con la vuelta a la democracia y la moda de los derechos humanos. Era una escuela pública en Devoto. Un día vino una especialista en orientación vocacional. Los chicos de quinto año de Devoto charlaban con ella sobre su futuro inminente (entrar a la universidad, heredar la empresa de papá) cuando de repente Segrei dijo : « Yo quiero ser policía ». »
Una belleza vulgar, Damián Tabarovsky, Caballo de Troya/Mondadori, Barcelona 2011.
L’auteur élabore Le bon maître, un récit complexe, à partir de deux éléments très simples. Le premier est lieu où se déroule l’histoire, une parcelle située dans le jardin d’une maison du quartier Villa Ortúzar à Buenos Aires, à proximité de l’industrie textile Sudamtex, fermée depuis les années 1980. Le second, ce sont les personnages, trois chiens, un pour chaque chapitre du livre, qui creusent dans le jardin jusqu’à ce qu’ils trouvent les restes de l’ancienne usine dont il dénonce l’abandon. L’auteur entremêle à ce récit décousu, à la fois drôle et absurde, une critique de la société matérialiste, produit du capitalisme mondialisé, coupable selon lui de la perte des valeurs fondamentales de la société à une réflexion sur le roman en train de s’écrire. « Nous devons continuer à creuser comme une façon de continuer à marcher », encourage Damian Tabarovsky. Sans doute est-ce la meilleure façon d’évoquer son écriture si particulière, tenace et entêtante.
« Fogwill m’a raconté (mais à présent Fogwill est mort : personne ne peut confirmer que ce que je dis est vrai ; il faudra donc me croire sur parole) que Charlie Parker aimait la musique, je veux dire n’importe quelle musique dans n’importe quelle situation. Je ne sais pas pourquoi Fogwill m’a raconté cette histoire, il n’aimait pas Charlie Parker, et encore moins le jazz, qui lui rappelait la musique de Cortázar, notre écrivain progressiste des années soixante. Quand il est mort, il avait sur lui ce lecteur numérique avec de la musique classique allemande, insupportable, qu’il fallut ensuite supporter pendant la veillée funèbre organisée pour lui à la Bibliothèque nationale. La musique sortait à plein volume de ce petit appareil vers un gros baffle, également allemand, et les gens pleuraient ; moi aussi, pas à cause de sa mort, mais à cause de la musique que j’entendais, insupportable. Ce qui, peut-être, l’avait intéressé dans l’anecdote de Parker, c’est que le saxophoniste aussi était insupportable, du moins dans la façon qu’il avait d’écouter de la musique n’importe où, dans n’importe quelles conditions. Un jour, dans la rue, lors d’une effroyable tempête de neige, peu avant Noël, il était tombé sur une bande de petits orphelins qui chantaient faux, une à une, chaque note de vieux cantiques de Noël. Parker était avec un ami, transi de froid, mais il a réussi à dire que c’était le meilleur groupe qu’il avait vu de toute sa vie. L’ami entra dans le métro et Parker resta seul, debout devant le groupe des pauvres enfants, jouissant de quelque chose que personne, ou presque, ne réussit jamais à apprécier : une beauté vulgaire. Nous devrions toujours revenir, encore et encore, sur le même sujet, sur ce qu’il est nécessaire de clarifier, de répéter, de ciseler, de transformer en nouveauté. Mais l’effort en vaudrait-il la peine ? Il faut le faire, mais sans effort. Comme une ritournelle, une répétition qui progresse par similitudes, par équivalences ; une répétition paradoxale : la répétition des singularités. Pourrait-on la définir comme la généralité de la singularité ? Le paradoxe n’est jamais un alibi. (C’est ce que pense le petit fasciste, comme l’aurait appelé Fogwill. Mais Fogwill est mort à présent et le petit fasciste est invité à des tables rondes.) On pourrait dire, oui, que la répétition exprime une singularité contre le général, ou plutôt qu’elle exprime l’universalité du particulier. C’est à la fois un cas et une théorie. Mais jamais un exemple. Elle ne se défait jamais d’une plus grande généralité. Face à la loi, l’ironie.
Et c’est ainsi que Fogwill m’a raconté une deuxième histoire de Charlie Parker, bien meilleure que la première, ou peut-être identique, mais plus intéressante, plus accentuée, sûrement plus authentique. Un jour, à la campagne, Parker était en voiture avec un ami. C’était l’été et ils parlaient de choses et d’autres. Les arbres, les écureuils, l’herbe sèche, le fil de fer barbelé, les vaches. Soudain, l’ami dit que les vaches aiment la musique ; oui, que les vaches aiment la musique, qu’elle les rassure, les calme, les apaise et les rend plus heureuses. Alors, tel un éclair, l’éclair noir de la mort, Parker prend son saxophone – un saxo alto –, il saute de la voiture, saute par-dessus une barrière, fait quelques mètres en courant et s’arrête devant une vache. Et il joue. Il joue dix, quinze, vingt minutes. Près d’une heure. L’ami attend dans la voiture comme quelqu’un qui attend le néant. Ils sont dans le néant : la campagne. Parker revient dans la voiture. Ils démarrent. Il y a un long, très long silence. Et Parker dit : « C’est le meilleur public que j’ai eu de toute ma vie. » La voiture prend maintenant un virage, on la voit derrière des arbres, le paysage est magnifique, on se croirait dans la campagne française. Mais il est peu probable que ce le soit : bien que, vers 1949 et 1950, Parker ait voyagé en Europe, il serait étrange qu’il se soit promené en voiture à travers la campagne. Il se pourrait alors que ce soit près de Los Angeles, mais près de Los Angeles il n’y a pas de campagne ; il y a le désert, le vent, la chaleur diurne et le froid nocturne. C’était peut-être du côté du Kansas, où Parker est né, mais il n’y en a pas de preuves non plus. C’est une énigme. Une de plus, comme tant d’autres. Mais voilà que la voiture tourne de nouveau dans un autre virage et de nouveau on voit des arbres identiques, et l’on entend les éclats de rire de Parker et de son ami ; peut-être tout cela n’était-il qu’une grosse plaisanterie, la blague inachevée de l’art. Une plaisanterie démentielle, bien sûr.
Mais la vache est toujours là. Un peu comme la vache d’Omar Vignole, L’homme de la vache. L’écrivain se promène avec sa vache dans la rue Florida, il se sert d’un épais gourdin en guise de canne, publie le livre avec sa photo en couverture, à côté de la vache et devant un policier dont le visage exprime la surprise, avec un prologue de l’éditeur où on lit : « L’homme de la vache, que nous présentons au public, est le carnet biographique d’un écrivain chrétien argentin », suivi de lectures publiques de l’auteur dans les rues de Buenos Aires : un camion s’arrêtait tout à coup rue du Pérou et avenue de Mayo, l’écrivain et la vache en descendaient au milieu d’un chahut avec intervention de la police (d’où la photo de la couverture du livre). Quelque temps après, Vignole se mit à emmener la vache à Luna Park et à la fin il disputait – lui, pas la vache – des combats de catch, des luttes terribles contre des personnages qui portaient des noms tels que Le Vengeur de Calcutta, dont Vignole sortit indemne par miracle. Il n’y a bien sûr aucune entrée sur Vignole dans Wikipédia, aucune biographie n’a été écrite, on ne se souvient pas de lui dans cette ville. Neruda le mentionne dans J’avoue que j’ai vécu. Il le fait avec respect et affection, bien qu’il n’ait pas compris grand-chose. Comme qui dit : « Il y a ici quelque chose de spécial, un type qui se promène avec une vache dans la rue Florida, mieux vaut en parler dans mes mémoires, c’est peut-être un génie et ne pas le citer serait une bourde. » Les écrivains comme Neruda passent leur vie à éviter la bourde. Ce n’est pas le cas des types comme Vignole : la bourde était sa base, aussi simple que de passer la première dans une voiture. Et le toit ? Inaccessible. Ou illisible. Car, lu aujourd’hui, L’homme de la vache se révèle illisible. Une curiosité dans la collection d’anecdotes des bars qui ferment tard. Vignole passe, et alors passe la vache, autrement dit, il reste la vache. Il reste la métaphysique de la vache, le silence torve de son regard. Ou l’ironie kitsch. C’est à présent une couverture du magazine El Porteño (de quand ? Du début des années quatre-vingt-dix ? De la fin des années quatre-vingt ?), sur laquelle on voit une vache avec un Walkman et le titre « L’Argentine moderne ». Nous ne dirons pas ici que l’Argentine est le pays de la vache (c’est une phrase si évidente qu’il est douloureux de l’écrire, même à la forme négative), encore moins alors qu’elle est devenue le pays du soja, celui des cultures transgéniques, la grande exportatrice de soja pour la Chine. Les Chinois en font de l’huile de soja qu’ils donnent à manger à leurs bêtes ; des milliers, des centaines de milliers, des millions de vaches chinoises en train de paître au milieu de l’huile de soja de la pampa argentine qui n’élève plus de vaches mais du soja ; tandis que les Chinois nous inondent de jouets aussi toxiques que le soja (œil pour œil, dent pour dent), des couvertures et des couvertures de vendeurs ambulants dans la rue piétonnière de Florida vendent chaque jour des jouets chinois, posés par terre comme autrefois les vaches. L’Argentine moderne ? Vignole retourne à son oubli – dont il n’aurait jamais dû sortir –, El Porteño redevient la thèse de doctorat d’un étudiant en communication sociale désireux de connaître l’underground des années quatre-vingt. Charlie Parker prend un autre virage, Fogwill meurt à nouveau, mais il reste la vache. Elle reste seule. Dans le crépuscule final du sens. Une vache en train de creuser dans le sol terrestre. Est-ce que les vaches creusent ? Je ne sais pas. Mais celle-ci, oui. Elle creuse, creuse, creuse encore. Elle fait un tunnel, elle creuse et creuse dans la terre. C’est l’obscurité totale du temps et de l’espace, là où se perdent de vue les références, le passé, le futur et même le présent, ou peut-être, oui, le présent, le présent qui dure une éternité, qui dure pour toujours : l’avenir dure longtemps. La vache creuse, ou arrête de creuser, mais le tunnel continue, tel un travelling infini, une prouesse technique, un ouvrage d’ingénierie animale. Elle creuse à travers les morts, au milieu des fantômes – mais peut-il arriver quelque chose à un mort ? –, elle avance au milieu des spectres ; le tunnel sur des fantômes et sur la mémoire des morts. Le fantôme et sa mémoire sont-ils la même chose ? Un fantôme peut-il avoir de la mémoire ? De quel genre de mémoire s’agirait-il ? À la fin de La Pyramide, de Copi, Le Rat – le personnage principal de la pièce – meurt et l’on entend un long monologue de son fantôme : « Les touristes n’aiment point cette pyramide à cause de l’humidité qui se dégage des murs suintants. Sa dernière Reine, la Reine Déesse inca Tac Toc, s’enterra dans le désert en compagnie de sa fille Palalao et de ses intimes, cherchant à revendre une vessie d’or noir qu’en cette époque on appelait ollio reggio, mais, tenaillés par la soif, la vache épuisée de son lait, ils burent de leur noire vessie et ils moururent empoisonnés sous le soleil brûlant au beau milieu du désert. Une autre légende veut qu’ils s’entre-mangèrent. Mais dans quel ordre ? On n’en sait rien. Ce fut la dernière reine inca, la dernière princesse inca et le dernier missionnaire jésuite. Ce fut aussi la dernière vache sacrée et le dernier conquistador, Don Garay, mort avant leur départ. Seules leurs ombres hantent parfois cette pyramide. Mais ce n’est que des ombres. J’ai été bibliothécaire avant de devenir gardien de musée et c’est de mon éducation que je tiens ma sensibilité spéciale. Elle m’aide à supporter mon désarroi face à la monotonie de mon existence. Entre deux promenades touristiques autour de la pyramide j’imagine la vie de ceux qui l’ont habitée autrefois. Je me sens ainsi le propriétaire d’un passé qui, autrement, ne me dirait pas grand-chose. Mais c’est l’heure de la fermeture. Je vais me coucher. » Le Rat, le fantôme du Rat, se sent « le propriétaire d’un passé », de quel passé s’agit-il ? C’est un passé avec lequel il dialogue en imaginant « la vie de ceux qui l’ont habitée autrefois ». Il dialogue en imaginant et dialogue aussi en tant que fantôme. Un fantôme est quelque chose qui est mort, mais qui, en quelque sorte, est. Quelque chose avec quoi nous pouvons dialoguer. Il n’est pas comme les zombies qui reviennent de la mort, ou plutôt qui sont la mort en marche, et avec lesquels il nous est impossible de dialoguer. Un fantôme, par contre, est là, il flotte, entre et sort, apparaît et disparaît. Le fantôme est l’ambiguïté même. Et Copi, en cette année 1975 au cours de laquelle il écrivit la pièce, parle avec un fantôme, et parle de fantômes, et de la mémoire d’un fantôme. De quel fantôme parle-t-il ? De quelle mémoire ? Il parle au fantôme de l’avant-garde. L’avant-garde, en 1975, est ce qui n’était plus, qui n’existait plus, elle était morte et enterrée ; enterrée dans un tunnel, et qui pourtant, d’une certaine manière, continuait à parler, à parler à ceux qui voulaient l’écouter. Comme Parker, ou plutôt comme la vache. La vache qui creuse dans l’histoire, dans la mémoire, parmi les cadavres, parmi les spectres des cadavres ».
Extrait en version originale :
« Me contó Fogwill (pero ahora Fogwill está muerto : nadie puede dar fe que lo hablado es cierto. Habrá entonces que confiar en mi pala-bra) que a Charlie Parker le gustaba la música, quiero decir, cualquier música en cualquier situación. No se porqué Fogwill me contó eso, a él no le gustaba Charlie Parker, ni mucho menos el jazz, que le pare-cía la música de Cortázar, del escritor progresista de los 60. Cuando murió llevaba consigo ese reproductor digital con música clásica ale-mana, insoportable, que después hubo que soportar en ese velorio que le armaron en la Biblioteca Nacional. La música salía de esa ma-quinita hacia un parlante fuerte, grande, alemán también, y la gente Lloraba, y yo también, pero no a causa de su muerte, sino por la mú-sica que escuchaba, insoportable. Quizás lo que le interesó de la anécdota de Parker es que el saxofonista también era insoportable, al menos en la forma en que escuchaba música en cualquier lugar, de cualquier modo. Un día, bajo una nevada aterradora, cercano a la Navidad, se topó por la calle con una banda de niños huérfanos que desafinaban, una a una, cada nota de viejos villancicos. Parker estaba con un amigo, aterido, y alcanzó a decir que era la mejor banda que había visto en su vida. El amigo entró al subte, y Parker se quedó solo, parado frente al grupo de niños desdichados, disfrutando de algo que nadie, o casi nadie, alcanza jamás a disfrutar : una belleza vulgar. Deberíamos volver, una vez y otra vez, siempre sobre lo mismo, so-bre lo que es necesario aclarar, repetir, cincelar, convertir en nove-dad. ¿Pero valdría la pena el esfuerzo ? Hay que hacerlo, pero sin es-fuerzo. Como un ritornello, una repetición que avanza por semejan-zas, por equivalencias ; una repetición paradójica : la repetición de las singularidades. ¿Podría definirse como la generalidad de la singulari-dad ? La paradoja nunca es una coartada (así la piensa el pequeño fascista, como lo hubiera llamado Fogwill. Pero Fogwill ahora está muerto y al pequeño fascista se lo invita a mesas redondas). Podría decirse, sí, que La repetición expresa una singularidad contra lo gene-ral, o mejor dicho, como la universalidad de lo particular. Es, al mis-mo tiempo, caso y teoría. Pero nunca ejemplo. Nunca se desprende de una generalidad mayor. Frente a la ley, la ironía.
Y así Fogwill me contó una segunda historia de Charlie Parker, mucho mejor que la primera, o tal vez igual, solo que más interesan-te, más acentuada, seguramente más auténtica. Cierta vez Parker iba en auto con un amigo, por el campo. Era verano y discutían sobre asuntos menores. Los árboles, las ardillas, el pasto seco, el alambre de púa, las vacas. De repente el amigo dice que a las vacas les gusta La música ; sí, que a las vacas les gusta la música, que las tranquiliza, Las calma, las modera y las vuelve más felices. Entonces, como un rayo, el rayo negro de la muerte, Parker toma el saco —un saxofón alto—salta del auto, salta una tranquera, corre unos metros, y se para frente a una vaca. Y toca. Toca diez, quince, veinte minutos. Casi una hora. El amigo espera en el auto como quien espera la nada. Están en la nada : el campo. Vuelve Parker al auto. Arrancan. Hay un silencio, largo, largísimo. Y Parker dice : "Es el mejor público que tuve en mi vida". Dobla ahora el auto una curva, se lo ve detrás de unos árboles, el paisaje es bello, parece el de la campiña francesa. Pero es poco probable que lo sea : aunque hacia 1949 y 1950 Parker estuvo en Europa, raro hubiera sido que anduviera en auto por el campo. Podría ser entonces cerca de Los Ángeles, pero cerca de Los Ángeles no hay campo ; hay desierto, viento, calor diurno y frío nocturno. Quizás fuera cerca de Kansas, donde nació Parker, pero tampoco hay pruebas de ello. Es un enigma. Otro más, como tantos. Pero ahora el auto vuelve a doblar otra curva, y vuelven a verse idénticos árboles, y se escuchan las carcajadas de Parker y de su amigo ; quizás todo se haya tratado de una gran broma, el chiste inacabado del arte. Una broma demencial, claro.
Pero allí está todavía la vaca. Un poco como la vaca de Omar Vignole, El hombre de la vaca. El escritor paseando con su vaca por la calle Florida, usando como bastón un grueso garrote, publicando el Libro con su foto en la tapa, al lado de la vaca y delante de un policía con cara de asombro, con un prólogo del editor en donde se lee "El hombre de la vaca, que lanzamos a la calle, es un cuaderno biográfico de un escritor cristiano argentino", seguido de lecturas públicas del autor en las calles porteñas : de pronto un camión se detenía en Perú y Avenida de Mayo, y de él descendían el escritor y la vaca, en medio de un alboroto y con intervención policial por medio (de ahí la foto de la tapa del libro). Tiempo después Vignole comenzó a llevar a la vaca al Luna Park, y terminó peleando —él, no la vaca— en com-bates de catch, terribles luchas contra personajes con nombres como El vengador de Calculta, en los que Vignole salió ileso de milagro. Por supuesto que de Vignole no hay ninguna entrada en Wikipedia, no se ha escrito ninguna biografía, no se lo recuerda en la ciudad. Neruda lo menciona en Confieso que he vivido. Lo hace con respeto y cariño, aunque sin haber entendido demasiado. Como quién dice : "Aquí hay algo especial, un tipo paseando con una vaca por la calle Florida, mejor asegurarme de nombrarlo en mis memorias, quizás es un genio y sea un papelón no nombrarlo". Los escritores como Neruda pasan la vida evitando el papelón. No es el caso de los tipos como Vignole : el papelón era su piso de partida, tan sencillo como poner primera en un auto. ¿Y el techo ? Inalcanzable. O ilegible. Porque leído hoy, El hombre de la vaca resulta ilegible. Una curiosi-dad en el anecdotario de los bares que cierran tarde. Vignole pasa, y entonces pasa la vaca, es decir, queda la vaca. Queda la metafísica de La vaca, el silencio torvo de su mirada. Ola ironía kitsh. Es ahora una tapa de la revista El porteño (¿de cuándo ? ¿De comienzos de los 90 ? ¿De fines de los 80 ?) en la que se ve a una vaca con un walkman y el título "La argentina moderna". No diremos aquí que Argentina es el país de la vaca (es una frase tan obvia que duele escribirla, incluso por la negativa) mucho menos cuando se ha convertido en el país de La soja, en el de los cultivos transgénicos, en la gran exportadora de soja para China. Los chinos luego hacen aceite de soja, y se la dan a comer a sus animales ; miles, cientos de miles, millones de vacas chi-nas pastando en medio del aceite de soja de la pampa argentina que ya no cría vacas sino soja ; mientras los chinos nos inundan con ju-guetes tan tóxicos como la soja (ojo por ojo, diente por diente), man-tas y mantas de vendedores ambulantes por la peatonal Florida ven-diendo diariamente juguetes chinos, tirados en el piso como antes Las vacas. ¿La Argentina moderna ? Vuelve ya Vignole a su olvido -de donde nunca debió haber salido-, vuelve ya El porteño a ser tesis de doctorado de un estudiante de Comunicación Social deseoso de co-nocer el underground de los ’80. Dobla Charlie Parker otra curva, vuel-ve Fogwill a morirse, pero queda la vaca. Queda sola. En el atardecer definitivo del sentido. Una vaca cavando en el suelo terrenal. ¿Cavan Las vacas ? No lo se. Pero esta sí. Cava, cava y cava. Hace un túnel, ca-va y cava en la tierra. Es la oscuridad total del tiempo y el espacio, allí donde se pierden de vista las referencias, el pasado, el futuro, e incluso el presente, o tal vez sí el presente, el presente que dura una eternidad, dura para siempre : el porvenir es largo. Cava la vaca, o de-ja de cavar, pero el túnel continua, como un travelling infinito, una proeza técnica, una obra de ingeniería animal. Cava a través de los muertos, entre fantasmas —pero : ¿puede acontecerle algo a un muerto ?— avanza entre los espectros ; se topa el túnel con fantasmas y con la memoria de los muertos. ¿Es Lo mismo el fantasma y su memoria ? ¿Puede tener memoria un fantasma ? ¿De qué clase de memo-ria se trataría ? AL final de La Pirámide, de Copi, La Rata —la protago-nista de la obra— muere y se escucha un largo monólogo de su fantasma : "A los turistas no les gusta este lugar a causa de la humedad que sale de las paredes grasosas. Su última Reina, la Reina Diosa Inca Tac Toc se hundió en el desierto en compañía de su hija Palalaou y de sus íntimos, intentando revender una vasija de oro negro que en esos tiempos llamaban ollio reggio pero, atrapados por la sed y con La vaca ya sin leche, bebieron de esa negra vasija y murieron envene-nados bajo el sol abrasador en medio del desierto. Otra leyenda dice que se asesinaron mutuamente. ¿Pero en qué orden ? No lo sabemos. Fue la última Reina Inca, la última Princesa Inca, y el último misionero jesuita. También fue la última vaca sagrada y el último conquistador, Don Garay, muerto antes de la partida. Solo sus sombras reco-rren a veces esta pirámide. Pero son sólo sombras. Yo fui bibliotecario antes de ser guardián de museo, y gracias a mi educación, tengo una sensibilidad especial que me ayuda a soportar mi desasosiego frente a la monotonía de mi existencia. Entre dos vueltas turísticas alrededor de la pirámide, imagino la vida de los que la habitaron antaño. Me siento así el propietario de un pasado que, de otro modo, no me diría gran cosa. Pero es hora de cerrar. Voy a acostarme". La Rata, el fantasma de La Rata, "se siente propietaria de un pasado", ¿de que pasado se trata ? Es un pasado con el que dialoga "imaginan-do la vida de los que la habitaron antaño". Dialoga imaginando y dialoga también como fantasma. Un fantasma es algo que ya murió, pero que de alguna manera está. Algo con lo que podemos dialogar. No es como los zombis, que vuelven de la muerte, o mejor dicho, que son la muerte caminando, y con los que no nos es posible dialo-gar. Un fantasma, en cambio, está ahí, flotando, entrando y saliendo, apareciendo y desapareciendo. El fantasma es la ambigüedad misma. Y Copi, en ese 1975, año en que escribió la obra, esta hablando con un fantasma, y hablando de fantasmas, y de la memoria de un fantasma. ¿De qué fantasma habla ? ¿De qué memoria ? Está hablan-do con el fantasma de la vanguardia. La vanguardia en 1975 es eso que ya no estaba, que no existía, que estaba muerta y enterrada ; enterrada en un túnel, y que sin embargo seguía de alguna forma hablando, hablando para los que los quería escuchar. Como Parker, o mejor dicho, como la vaca. La vaca que cava en la historia, en la memoria, entre los cadáveres, entre los espectros de los cadáveres ».
[1] Aníbal Ibarra, maire de Buenos Aires de 2000 à 2006, de centre-gauche. Il fut destitué à la suite de la tragédie qui a fait 194 victimes lors d’un festival de rock. (Toutes les notes sont de la traductrice.)
[2] Jorge Telerman, maire adjoint d’Ibarra, a assuré l’intérim après la destitution de ce dernier
[3] Mauricio Macri, maire de Buenos Aires de 2007 à 2015, élu président de l’Argentine en décembre 2015. De droite.