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Marcher, c’est faire quelque chose et ne rien faire.

Déambulant à Lisbonne, Paris, New York ou Madrid, à la recherche de la « sensation vraie » muni d’un carnet, d’une paire de ciseaux et de son smartphone, Antonio Muñoz Molina enregistre tout sur son passage, au fil de ses pérégrinations, entre recueil de rêveries et récoltes de choses vues et entendues dans la rue, bribes de conversations entendues à la terrasse des cafés, gros titres frappant l’œil dans les kiosques à journaux et des choses lues chez Baudelaire, Edgar Allan Poe, Fernando Pessoa, Thomas de Quincey et Walter Benjamin. « Marcher, c’est faire quelque chose et ne rien faire. »

Un promeneur solitaire dans la foule, Antonio Muñoz Molina, traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Les éditions du Seuil, 2020.

« Écoute les Sons de la Vie. Je suis tout ouïe. J’écoute avec les yeux. J’écoute ce que je vois sur les publicités et les gros titres des journaux et les affiches et les panneaux de la ville. Je voyage à travers une ville de mots et de voix. Les voix font vibrer l’air et atteignent mon cerveau par l’oreille interne, changées en impulsions nerveuses. J’entends les mots en passant ou quand quelqu’un reste un moment à côté de moi en parlant dans un téléphone portable, ou je les lis n’importe où, sur n’importe quelle surface vers laquelle mon regard se porte, chaque écran. Les mots écrits me parviennent comme des voix, des notes que je déchiffre sur une partition, cherchant parfois à distinguer plusieurs mots prononcés simultanément, à deviner ceux que je n’entends pas parce qu’ils s’éloignent très vite de moi ou qu’un bruit plus fort les efface. Les différences entre les typographies forment une incessante polyphonie visuelle. Je suis un enregistreur en marche, caché dans le téléphone futuriste d’un espion des années 1960, dans l’iPhone que j’ai au fond de ma poche. Je suis la caméra que voulait être Christopher Isherwood à Berlin. Je suis un regard qui refuse de se laisser distraire, même par un clignement des paupières. La forêt a des oreilles, dit la légende au bas d’un dessin de Jérôme Bosch. Le champ a des yeux. À l’intérieur du tronc creux d’un arbre fulgurent les yeux jaunes d’une chouette. Un arbre corpulent a deux oreilles grandes comme celles d’un éléphant qui touchent presque le sol. Une sculpture de Carmen Calvo est un immense et vieux portail en bois clouté d’yeux de verre. Les portes ont des yeux. Les murs entendent. Les prises de courant entendent, dit Gómez de la Serna.
 
La Perfection Est Sans Doute Plus Proche que Tu ne le Crois.
Je sors dans la rue à la tombée de la nuit. C’est le couchant tardif du premier soir de l’été. J’entends la rumeur de forêt des arbres et du lierre dans les jardins du quartier. J’entends des voix de gens invisibles qui dînent en plein air de l’autre côté de murs couronnés de plantes grimpantes ou de seringats, séparés de la rue par des rangées de cyprès de l’Arizona. Le ciel est bleu marine dans sa partie la plus haute et bleu clair à l’horizon, où se découpent les silhouettes des toits et des cheminées comme un diorama de fausse nuit en Technicolor. Je ne veux rien savoir du monde. Je ne veux m’informer de rien d’autre que ce qui parvient à mes oreilles et ce que voient mes yeux en ce moment même. La rue est plongée dans un tel silence que je peux entendre mes pas. Le vacarme du trafic paraît très lointain. J’entends dans la faible brise le bruissement des feuilles d’un figuier et le lent remous de houle à la cime d’un grand platane. J’entends le sifflement des hirondelles qui fendent l’air de leurs acrobaties vertigineuses. L’une d’elles a effleuré si proprement l’eau d’un étang en chassant un insecte qu’elle n’a pas provoqué la moindre ondulation. J’entends les claquements de l’écholocalisation des chauves-souris. Bien plus de vibrations que ne peuvent en capter mes grossières oreilles humaines ébranlent simultanément l’air à cet instant. L’air traversé par un dense réseau de signaux radio transmettant toutes les conversations sur les téléphones portables qui ont cours en ce moment dans la ville. Je veux être tout ouïe et tout yeux, comme l’Argos de la mythologie, un corps humain bulbeux couvert de globes oculaires et de paupières qui s’ouvrent et se ferment, ou d’yeux sans paupières semblables à ceux de la porte de Carmen Calvo. Je pourrais être un super-héros de Marvel : Eyeman, l’Homme-Yeux, un monstre de film de science-fiction des années 1950. Je pourrais être un quelconque inconnu et l’Homme Invisible, plutôt celui du film de James Whale que du roman de H. G. Wells. C’est dans le film qu’est la poésie.

Technologie Appliquée à la Vie. Je lis chaque mot écrit que je découvre sur mon passage. Réservé aux pompiers. Alarme connectée avec vidéosurveillance. Achète votre voiture, paiement comptant. Il y a de la beauté, une perfection sans effort dans la tombée graduelle de la nuit. Le mot LIBRE brille en vert clair sur le pare-brise d’un taxi, suspendu dans la rue obscure, comme découpé et collé sur un fond noir, le bristol d’un album. Un autobus éclairé et sans passagers débouche à toute vitesse d’un tunnel, galion fantôme en haute mer. Un de ses flancs est entièrement recouvert d’une publicité panoramique pour du salmorejo1. Profite maintenant des saveurs de l’été. Les mots de la rue acquièrent une séquence rythmique. Achète or. Achète argent. Achète or et argent. Don du sang. Achète or. Don du sang. Aux arrêts d’autobus brillent des panneaux lumineux avec les derniers films à l’affiche. Les Dieux d’Égypte. La bataille pour l’éternité commence. Les Tortues Ninjas : les Héros sont de retour. Invitations, ordres et interdictions successifs auxquels je n’avais jusqu’alors pas prêté attention en passant dans cette rue. Interdit de laisser des récipients hors des containers. Interdit d’entrer. Viens savourer nos cocktails. Célèbre avec nous tes grandes occasions. Avant que j’arrive à la terrasse d’un bar, les voix des buveurs, le son des verres et des couverts sur les assiettes de tapas montent comme un murmure choral. Je traverse sans m’arrêter l’épaisseur de voix et d’odeurs. Viande grillée, graisse animale, fumée de friture et de tabac, carapaces de gambas. Spécialités de viande à la braise et côtelettes d’agneau. Goûtez notre riz au homard. Il y a un étalage de succulence verbale, une splendeur de nature morte hollandaise dans la typographie des pancartes. Croquettes. CÔTE DE BŒUF. Gambas à l’ail. Tripes à la madrilène. FROMAGES. Aubergines au salmorejo. LOUP À LA BILBAÏNA. EMPANADA DE BONITE. PAELLA. ENTRECÔTE. Le soir de juin amène sur les trottoirs de Madrid une ample placidité de ville balnéaire où les familles vont passer l’été. Je me promène en me laissant porter et me rends compte que cette soirée est la dernière que je vis dans ce quartier où je suis resté de si nombreuses années. Un homme et une femme aux cheveux blancs et d’aspect juvénile sourient, leurs visages rapprochés, dans la vitrine d’un magasin d’aides auditives. Sur les publicités, les personnes âgées ont un sourire non dénué d’optimisme et les jeunes rient aux éclats, la bouche grande ouverte, montrant leur langue et leurs gencives. Je n’avais pas fait attention à cette affiche ni à son invitation ou à son injonction, à ses caractères blancs sur le fond bleu d’un bonheur de retraités avec des sonotones invisibles : Sois tout ouïe. Écoute les véritables sons de la vie. »

Un promeneur solitaire dans la foule, Antonio Muñoz Molina,traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon, Les éditions du Seuil, 2020.

Extrait en version originale :

« Escucha los Sonidos de la Vida. Soy todo oídos. Escucho con mis ojos. Escucho lo que veo en los anuncios y en los titulares de los periódicos y en los carteles y letreros de la ciudad. Voy viajando a través de una ciudad de palabras y voces. Las voces hacen vibrar el aire y llegan por mi oído interno al cerebro convertidas ea impulsos nerviosos. las palabras las oigo al pasar o cuando alguien se queda an rato a mi lado hablando por un teléfono móvil o las leo en cualquier lugar o en cualquier superficie hacia la que mire, cada pantalla. Las palabras escritas me llegan como sonidos de voces, notas que leo en una partitura, a veces queriendo distinguir varias palabras simultáneas, deducir las que no oigo porque se han alejado muy rápido de mí o porque las borra un ruido más fuerte. Las diferencias en las tipografias forman una incesante polifonía visual. Soy una grabadora en marcha, oculta en el teléfono futurista de un espía de los años sesenta, en el iPhone que llevo en el bolsillo. Soy la cámara que quería ser Christopher Isherivood en Berlín. Soy una mirada que no quiere distraerse ni para un parpadeo. El bosque tiene oídos, dice al pie de un dibujo del Bosco. Los campos tienen ojo. En el interior del tronco hueco de un árbol fosforecen en la oscuridad los ojos amarillos de una lechuza. Un árbol corpulento tiene dos orejas grandes como de elefante que casi rozan el suelo. Una escultura de Carmen Calvo es un gran portalón viejo de madera tachonado de ojos de cristal. Las puertas tienen ojos. Las paredes oyen. Los enchufes oyen, dice Gómez de la Serna.

La Perfección Puede Estar Más Cerca de lo que Crees. Salgo a la calle recién anochecido. Es el oscurecer tardío de la primera noche del verano. Oigo el rumor de bosque de los árboles y la hiedra en los jardines del barrio. Oigo voces de gente invisible que cena al aire libre al otro lado de tapias coronadas por enredaderas o celindas, separadas de la calle por filas de arizónicas. El cielo es azul marino en lo más alto y azul claro en el horizonte donde se recortan las siluetas de los tejados y las chico como en un diorama de noche falsa en tecnicolor. No quiero saber nada del mundo. No quiero enterarme de nada que no sea lo que llega a mis oídos y lo que ven ahora mismo mis ojos. La calle está tan silenciosa que puedo oír mis pasos. El fragor del tráfico suena muy lejano. Oigo en la brisa débil el roce de las hojas de una higuera y el lento vendaval de oleaje en la copa de un gran plátano de Indias. Oigo el silbido de las golondrinas que atraviesan el aire en vertiginosas acrobacias. Una de ellas ha rozado tan limpiamente el agua de un estanque para cazar un insecto que no ha provocado ni una ondulación. Oigo los chasquidos de ecolocalización de los murciélagos. Muchas más vibraciones de las que pueden captar mis toscos oídos humanos estremecen ahora mismo simultáneamente el aire. El aire atravesado por una red tupida de sedales de radio transmitiendo todas las ciones por teléfono móvil que suceden ahora mismo en la ciudad. Quiero seronversactodo oídos y todo ojos como el Argos de la mitología, un cuerpo humano cubierto bulbosamente por globos oculares y párpados que se abren y se cierran, o por ojos sin párpados como los de la puerta de Carmen Calvo. Podría ser un superhéroe de Marvel : Eyeman, el Hombre Ojos, un monstruo de película de ciencia ficción de los ahos cincuenta. Podría ser un desconocido cualquiera y el Hombre Invisible, mejor el de la película de James Whale que el de la novela de Wells. Es en la película donde está la poesía.

Tecnología Aplicada a la Vida. Leo cada una de las palabras escritas que voy encontrando a mi paso. Uso exclusivo bomberos. Alarma conectada con grabación de imágenes. Compro tu coche y te lo pago al contado. Hay una belleza, una perfección sin esfuerzo en la llegada gradual de la noche. La palabra LIBRE viene iluminada en verde claro en el parabrisas de un taxi, suspendida en la calle a oscuras, como recortada y pegada sobre un fondo negro, la cartulina de un álbum. Desemboca al final de un túnel un autobús iluminado y sin pasajeros, a mucha velocidad, un galeón fantasma en alta mar. Un costado entero está cubierto por un anuncio panorámico de satino jo. Disfruta ahora de los sabores del verano. Las palabras de la calle adquieren una secuencia rítmica. Compro oro. Compro plata. Compro oro y plata. Dona sangre. Compro oro. Dona sangre. En las paradas de autobús brillan paneles luminosos con carteles de estrenos de cine. Dioses y Héroes del Antiguo Egipto. La batalla por la eternidad comienza. Ninfa Turtles : liberada las sombras. Invitaciones y órdenes y prohibiciones sucesivas en las que hasta ahora no había reparado al pasar por esta calle. Prohibido dejar recipientes fuera de los contenedores. Paso prohibido a las personas. Disfruta nuestros cócteles. Ven a disfrutar con nosotros tu evento. Antes de llegar a la terraza de un bar ya vienen como un coro de murmullos las voces de los bebedores, el sonido de vasos, de cubiertos sobre los platos de raciones. Atravieso sin detenerme la espesura de voces y olores. Carne tostada, grasa animal, humo de frituras y de tabaco, cáscaras de gambas. Especialidad en carnes a la brasa y chuletillas de cordero. Pruebe nuestro arroz con bogavante. Hay un lujo de suculencia verbal, un esplendor de bodegón holandés en la tipografía de los letreros. Croquetas. Chuletón. Gambas al ajillo. Callos a la madrileña. Quesos. Berenjenas con satino jo. Lubina a la Bilbaína. Empanada de Bonito. Paella. Entrecot. En la acera de Madrid la noche de junio trae una placidez anchurosa de ciudad de playa en la que veranean familias. Voy paseando y dejándome llevar y caigo en la cuenta de que esta noche es la última que vivo en este vecindario en el que he pasado tantos afios. Un hombre y una mujer de pelo blanco y aspecto juvenil sonríen con las caras juntas en el escaparate de una tienda de audif’ ovos. En los anuncios, los mayores sonden no sin optimismo y los jóvenes ríen a carcajadas, con las bocas muy abiertas, mostrando lengua y encías. No me había fijado ni en ese cartel ni en su invitación o su orden, su tipografia de letras blancas sobre el fondo azul de una felicidad de jubilados con audífonos invisibles : Sé todo oídos. Escucha los auténticos sonidos de la vida. »

Un andar solitario entre la gente, Antonio Muñoz Molina, Seix Barral, 2018.

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