Professeur du Muséum d’Histoire Naturelle et chargé de conservation de la collection de météorites, Membre de l’Institut Universitaire de France, Matthieu Gounel a publié plusieurs ouvrages sur les météorites, parmi lesquels Météorites : À la recherche de nos origines paru aux éditions Flammarion en 2013 et Une belle histoire des météorites, paru aux éditions Flammarion en 2017. Il est également l’auteur d’un Que sais-je ? paru en 2009 sur ce thème.
Le désert de l’Atacama est l’une des régions les plus arides sur Terre. Il abrite la plus ancienne collection de météorites au monde dont certaines sont au sol depuis plus de deux millions d’années. Matthieu Gounel s’y rend régulièrement en expéditions. Il revient dans cet ouvrage sur sa passion, évoque l’histoire de ce lieu au fil du temps, de ses anciens habitants, les Changos, exterminés sans lutter, brisés par la variole et le catholicisme, l’alcoolisme et les mines « où les métaux précieux affleurent de toutes parts, semblant ruisseler comme un fleuve d’abondance sur la terre pâle et sèche. » Et puis les opposants à la dictature de Pinochet dont les os fragmentés, bien qu’invisibles, se dressent à l’horizon comme des pierres sacrées, livides et n’oubliant rien. Et quand on ne les faisait pas disparaître dans le désert, c’est dans la mer qu’on les jetait. Depuis des avions ou des hélicoptères. »
« Pendant des millénaires les Changos ont arpenté le désert, dessinant des chemins sur le sable, marquant parfois leur passage d’une pierre ou d’un signe mystérieux. Sans que jamais ils ne se détournent de leur destin. Sans que jamais ils ne songent à s’installer au pied des Andes, dans les environs de San Pedro, là où la pluie tombe du ciel, là où l’eau n’est pas amère, là où des fruits poussent, gorgés de sucre et de lumière. Là où le petit bétail peut paître sans que sa bouche saigne. Probablement les Changos manquaient-ils de force pour affronter les Atacameños. Quelques poissons, des mollusques, un rare guanaco… comment se nourrir assez pour triompher des ennemis et occuper durablement de nouveaux territoires ? »
Ce texte se présente sous la forme d’un journal, accompagné des magnifiques dessins de Frédéric Pajak. L’auteur y évoque son travail de recherche sur les météorites et mène une réflexion sur nos origines : « Songer à la fin, écrit-il, c’est aussi penser à l’origine. » Un livre sur les traces, les sacrifiés de l’Histoire, le manque, le temps qui passe, et la peur de la fin.
« La peur des météorites confine cependant à la jouissance. D’abord parce qu’il est doux de trembler. Ensuite parce que l’idée de la fin est dans le fond toujours une idée neuve. Enfin, parce qu’il est préférable de considérer la fin de tous plutôt que notre fin particulière. L’idée d’apocalypse séduit avant tout en raison de sa dimension collective. Il n’est qu’à songer aux miniatures du Moyen Âge ou aux films catastrophes. »
1er extrait :
« De nouveau au désert. La matinée a été longue, les météorites nombreuses. Nous nous affairons ; il faut ranger les pierres, prendre quelques notes et préparer le déjeuner. La salade sera prête dans un petit quart d’heure. Je pose mon carnet et mon stylo, et inspire à grands traits l’atmosphère raréfiée. Ténue. Imperceptible. Le vent a cessé vers 11 heures. On ne respire presque plus, nous sommes comme des animaux sous-marins jetés sur la rive, brûlés par l’oxygène, aveuglés par le soleil. Nous pourrions disparaître, nous fondre dans la langueur de l’air.
La transparence ici éblouit. Elle est sans mirages, pleine de rêves. Les cœurs tremblent. Et les âmes. Tout accourt dans le vide du désert. Tout vient jusqu’à moi : les morts et les vivants, le passé et le futur, la vie et ses mirages. Je chancèle, le soleil tape ; l’air vacille. Je n’entends plus les quelques paroles qui s’adressent à moi. La salade est prête. Où irons-nous cette après-midi ? Vers le nord ? Vers le sud ? Je ne réponds pas, les voix cessent ; tout s’apaise.
Rien ne me ravit comme le silence. Celui des hommes. Celui du vent.
Les Changos n’ont rien dit de leurs secrets. Entre eux, ils ont passé un pacte. Se taire toujours. Opposer l’obstination à la cupidité, et le silence à la vantardise. Invoquer le calme retentissant du désert, la hauteur sacrée des montagnes. Ils savaient où se trouvaient les gisements d’or, d’argent et de cuivre, et ne disaient rien. Ils feignaient l’ignorance, même s’ils connaissaient le désert comme leur poche. Chaque soleil. Chaque crépuscule. Tout le ciel. Les prospecteurs n’étaient pas dupes ; ils voyaient bien que les Changos s’aventuraient dans tous les recoins de l’Atacama, descendant puis remontant les talwegs, escaladant les collines, y rendant quelque culte oublié, marchant pendant des jours depuis la côte jusqu’aux endroits les plus éloignés, indifférents au soleil qui ne les brûlait plus, à l’horizon qui rougeoyait sans cesse. Ils allaient l’hiver, quand les vents et les tempêtes leur interdisaient tout accès à l’océan, quand la pêche devenait trop dangereuse. Les Changos connaissaient tout du désert, sa lumière mais aussi ses ombres, les routes vers San Pedro et l’emplacement des aguadas. Peut-être savaient-ils aussi où se trouvaient les quelques sidérites que leurs ancêtres n’avaient pas enlevées au désert. Mais ils n’ont rien dit. Se sont tus. Obstinément. Plutôt mourir que de parler, plutôt mourir que d’avouer. Plutôt mourir que de révéler aux Européens les secrets que la Terre cèle dans son intérieur maudit.
Il faut se taire et ne rien dire de l’endroit où sont cachés nos trésors. Se taire jusqu’à la fin des temps. Se taire car la vérité n’est bonne qu’à écrire. Se taire – comme une œuvre qui naît.
Et si ramasser des météorites, c’était éteindre une étoile ? Car les étoiles meurent aussi ; elles meurent en dépit de l’espoir qu’elles offrent, en dépit de leur longévité, en dépit de leur luminosité. Elles meurent malgré tout. Et les météorites en témoignent, elles qui abritent en leur sein de rares minéraux : diamants, corindons, carbures de silicium, autant de trésors microscopiques dont la composition indique – sans erreur possible – qu’ils proviennent d’autres étoiles, de leurs derniers souffles quand, sur le point de mourir, elles exhalent de microscopiques gemmes dans un rougeoiement fatal, dans une iridescence tardive ; quand, parvenues à la fin de leur vie, devenues monstrueuses et enflées d’orgueil, brillant de leurs derniers feux, elles accomplissent ce qu’elles n’avaient pas pu faire jusqu’alors : rendre au milieu interstellaire la matière qu’elles ont passé des milliards d’années à transformer dans la grande fournaise qui leur tient lieu de ventre. Ces trésors, les astrophysiciens les extraient des météorites, puis les examinent, les suivent pas à pas, cherchant à raconter avec le plus de détails possible ce qui se passe dans le chaudron stellaire, où bout pour de bon le bouillon maléfique de la transmutation. Les étoiles sont des alchimistes qui fabriquent inlassablement au rythme de millions par minute les éléments chimiques, synthétisant le carbone, le silicium, le fer… qui, une fois rendus au vide intersidéral, vivent leur vie, se mélangent avec d’autres éléments pour former dans un ballet étourdissant d’autres étoiles, d’autres planètes, de nouvelles formes de matière, dont nous retrouvons la trace dans nos pierres, tandis que les astronomes les suivent du regard, comme des enfants émerveillés, depuis les télescopes du Cerro Paranal.
Chaque nuit les yeux tournés vers le ciel.
Le cycle qui mène des étoiles aux étoiles, en passant parfois par la vie, est sans fin. Il a probablement débuté très tôt dans l’histoire de l’Univers, quelques centaines de millions d’années après le Big Bang, gigantesque explosion violente et soudaine, incompréhensible et inatteignable, comme l’est la description mille fois écrite de l’aube sur la mer Égée, moment infiniment doux, fugace, se répétant chaque jour – avec chaque jour un poète pour la dire, la regarder, la dire encore, maladroit avec ses mots, certain avec son regard ; ému car la mer s’élance, tremble et nous enveloppe, la mer Méditerranée, notre mère, celle qui a porté Achille et tous les autres guerriers de Grèce en Troade, et qui, pendant dix longues années, a trompé Ulysse, l’empêchant de toucher terre, de renouer les fils de son destin emmêlés par l’Histoire. Plus encore que Circé, la mer est l’ensorceleuse, l’amoureuse, celle qui toujours chérit, aimant retenir dans ses bras le héros, quitte à le noyer, à l’envoûter de sa douceur, à le bercer de son immobilité, l’entourant soudainement de sa rage et de sa tempête, le forçant à naviguer sans repos, même l’hiver, quand tous – à Athènes et à Corinthe – sont à quai et attendent, attendent le printemps, le calme des vagues et la paix qui ne viendra jamais. Car en Grèce on ne naviguait pas d’octobre à mars. Et seuls les rêves échoués sur la rive voyageaient alors.
Mais c’est ici une autre mer, plus grande et plus sauvage. Elle a connu d’autres poètes et d’autres peintres. Elle baigne des rivages plus lointains, s’étend depuis l’Amérique jusqu’à l’Asie, se révolte souvent, et se révèle tout aussi puissante dans son infinie répétition, dans son amour pour la grève, que la lointaine Méditerranée.
Et finalement est tout aussi complexe que le Big Bang qui ne brille que du prestige de son nom et de la vaine raison, tandis que la mer, elle, ne se lasse jamais de revenir, de s’étendre, et de finalement miroiter.
Pourquoi donc avoir songé à la mort au milieu du désert, pourquoi avoir associé le moment de la découverte, qui ne devrait être que joie et émerveillement, à la fin ? Serait-ce que la disparition est la grande affaire du désert ?
Tout dans l’Atacama tend à disparaître. L’horizon d’abord, et puis les ombres qu’on aperçoit à peine. Les météorites que nous enlevons à la Terre. Les Changos, exterminés sans lutter, brisés par la variole et le catholicisme, les mines et l’alcoolisme. Et puis les opposants à la dictature de Pinochet dont les os fragmentés, bien qu’invisibles, se dressent à l’horizon comme des pierres sacrées, livides et n’oubliant rien.
Quant à savoir pourquoi ces histoires de disparus me touchent tant, moi dont la famille n’a rien à voir avec l’Amérique latine ni avec le militantisme politique, je ne sais pas tout à fait. Sinon que quelqu’un manque. Et que cette personne qui manque c’est elle que je cherche, en même temps que les météorites.
Un jour cependant, les météorites deviendront lumière, clarté que la main peut saisir, et l’image du malheur, enfin conjurée, s’échappera dans le ciel. Alors, elles repartiront vers le firmament, faisant à l’envers le chemin de leur chute, emportant avec elles toute noirceur. Ainsi serai-je sauvé, et pourrai-je cesser de chercher des météorites, comme d’autres ressassent leurs péchés. »
2ème extrait :
« Tous les jours ne sont pas bons. Parfois nous ne trouvons rien. Pas une météorite. Seules des ombres, des spectres pétrifiés, qui nous narguent de leurs rires amers et de leur insolence minérale. Nos pas devenus hésitants nous mènent de déconvenue en déconvenue, d’affront en affront. Chaque pierre se transforme en illusion, tandis que les ennemis habituels du désert – le vent, la chaleur, le soleil – l’emportent sur notre fougue qui s’éteint peu à peu. Tout devient étouffant, dramatique. Les pensées sombrent et le désespoir guette. Pourquoi être venu ici ?
Le désert est si lointain. Si aride. Si coupant. Il taille dans le vif des corps et des âmes et, parfois, devient un enfer où tout soudainement manque : l’eau et sa fraîcheur, l’oiseau et son chant, l’ombre portée de l’orme et de la noisetière ; mais aussi le tendre chemin qui passe, indolemment, entre deux champs de blé, dont la blondeur est ici un rêve.
Et l’herbe folle ! Ne pousse-t-elle pas là-bas en Europe, soudainement au printemps, presque en un jour, appelée d’un coup à la vie nouvelle. L’herbe folle, je m’en souviens très bien. Elle est verte comme le ciel est bleu, et court au milieu des champs, soulevée par la caresse du vent. Une rivière souterraine, paisible et secrète, l’exalte et la nourrit, cheminant patiemment sous terre avant de faire irruption à la surface, pour aller finalement vers la mer, épousant le relief, renversant tous les obstacles, et emportant quelques pierres que l’on retrouvera ailleurs, incongrues et majestueuses, comme d’étranges offrandes venues d’un pays lointain. Où l’esprit, ici solitaire, jusque là-bas comme une aile se porte.
La fatigue mord nos jambes et raidit nos muscles. Malgré tout, quelques-uns parmi nous ramassent des pierres sombres : une lave égarée, de la magnétite plus noire qu’à l’ordinaire ou, tout simplement, une diorite brunie par le temps. Hamed, si perspicace et patient d’habitude, a même pris la peine de se baisser pour un bout de pneu, probablement déchiqueté après qu’une voiture a heurté une pierre un peu trop saillante. Il l’examine rapidement, puis le jette avec un mouvement d’humeur et reprend sa marche vagabonde, les yeux de nouveau plissés par le soleil et l’inquiétude. Hamed et les autres voudraient que leurs trouvailles soient des météorites, mais les pierres qu’ils nous apportent ne résistent pas à l’examen ; elles manquent de densité, sont trop claires ou trop sombres. Pas assez belles. Désespérément terrestres. Le ferme démenti que Jérôme et moi apportons avec constance et détermination heurte la conscience de nos compagnons épuisés ; d’aucuns sont sur le point de pleurer, d’autres perdent patience. Tous, nous avons les nerfs à vif, et ne rêvons que d’une seule chose : mettre fin à nos recherches et rentrer au camp, nous abriter du vent et de l’échec.
Ces journées maudites sont peu fréquentes. Elles ne sont pas sans utilité. Elles permettent à chacun d’éprouver sa patience et son désir, son enthousiasme et son implication. Elles nous rappellent que les météorites sont rares et précieuses, qu’elles viennent de loin, et ne sont sur Terre que par la grâce des rencontres. Qu’elles ont survécu à un interminable voyage dans le système solaire, au passage tumultueux dans l’atmosphère, et à l’empoisonnement par l’oxygène de la Terre. Les météorites ne sont qu’une fraction infime de la matière du ciel. Il faut se donner du mal pour les trouver, s’employer pour les accumuler. Ces jours malheureux soulignent en définitive notre chance, et la bienveillance de la fortune qui, le plus souvent, nous couvre de ses bienfaits.
Il importe de ne jamais perdre la foi, sans laquelle on ne trouve pas de météorites, sans laquelle on en reste là – les mains vides et le cœur sec. La foi, c’est l’autre nom du silence, l’autre nom de l’abandon ; elle dépose entre nos mains un mystère qui brille comme une pierre. Elle nous éclaire et nous guide. Sans pour autant révéler ce qui nous amène ici, sans pour autant dévoiler ce qui tend notre volonté et arque notre désir comme un feu inextinguible. Je ne sais ce qui pousse mes pas et fait que le désert, dans son impitoyable bénignité, cautérise mes plaies et soigne mes blessures. Car la foi qui nous anime, qui en connaît le secret ? »
Il y a quelque chose de paradoxal avec les météorites. Elles suivent des trajectoires qui sont déterministes et, en même temps, pour peu qu’elles passent à proximité d’une planète comme la Terre, elles cèdent à son attraction et se soustraient soudainement aux lois de la mécanique céleste. Elles tombent alors. Elles ne repartiront plus, ne reprendront jamais leur course autour du Soleil et demeureront sur Terre, satisfaites d’avoir rencontré un havre de paix où se reposer d’un long voyage, une planète accueillante à laquelle elles seront désormais indissolublement attachées. Doit-on parler ici d’amour