Le livre de Jane Sautière Stations (entre les lignes) fonctionne comme un diptyque dont les deux parties distinctes ont des ramifications souterraines.
Dans la première partie du livre, l’auteur situe les transports au centre de son développement en suivant le cours de sa vie, nous faisant voyager de lieu en lieu, de gare en gare, de la ville où elle est née, à celle où elle vécut avec son mari, un parcours où, à l’époque, elle exerçait le métier d’éducatrice pénitentiaire.
« La crainte d’être enfermée, physiquement enfermée, me restera finalement toujours comme le risque majeur de mon existence, une métaphore de la terreur du destin qui est la clôture majeure. et cela s’éprouve dans les transports avec une radicalité qui ne devrait pas m’étonner car il s’agit bien de cela, une métaphore, un transfert du sens, un processus de commutation de l’informulable initial. un transport, oui ».
Au milieu de la foule des passagers, dans les transports (bus, métro, RER, tramway, ou TGV), Jane Sautière reste seule mais surtout isolée.
« Dans la foule, l’immobilité totale attire le regard, fascine. Comme dans le travail de cette artiste coréenne, Kimsooja. Sa silhouette, filmée de dos, placée dans les grandes villes de différents pays, différentes cultures. On voit des passants qui la contournent, l’ignorent ou la dévisagent, se plantent devant elle, cherchent à l’atteindre ou au contraire l’évitent par crainte précisément de cette immobilité. Pour une fois, le visage de la foule en face ».
Jane Sautière raconte dans la deuxième partie du livre, à travers son utilisation des moyens de transport, ce qui a retenu son attention, qu’il l’a traversée au fil du temps, de ses déménagements et de ses emplois successifs, ou de ses amours. Elle expose les variations d’une relation ambivalente avec ce lieu commun.
« Je lis peu dans les transports, il me semble qu’il y a toujours quelque chose à voir, ou plutôt à ne par perdre de vus. Il y a le besoin d’être présente à ce moment, en laissant l’esprit divaguer, emmenée, vacante, vivante, petite particule, satellite minuscule et invisible d’un ensemble plus vaste qui tourne maintenant sans moi et dont j’ai pris le soin depuis si longtemps de noter les battements. »
Dans son livre Fenêtres, Open Space, paru aux Éditions Le Mot et le reste, en 2007, Anne Savelli décrit quotidiennement son trajet sur la ligne 2, en partie aérienne, les bribes du paysage urbain qui défile continuellement derrière les vitres, en procédant par répétitions, déclinaisons, diffractions de ce qui se donne à voir et à comprendre, dans la brièveté et le mouvement. Mais si, comme le livre de Jane Sautière, il s’agit d’une tentative d’inventaire de l’espace urbain, il prend plutôt la forme d’un journal du regard.
Jane Sautière observe ce monde de voyageurs dont elle fait partie. Une foule qui se presse aux heures de pointe, se déplace dans les couloirs. Corps en souffrance de ceux qui vivent à la rue et viennent mendier leur argent autant que leur attention, le plus souvent invisibles aux yeux des travailleurs qui se plaignent de leur indécente pauvreté, qui les met mal à l’aise, les odeurs de ceux qui vont travailler, relents de transpiration, parfums agressifs, et des bruits où l’intimité devient inexistante.
« Sur le quai du métro République, un homme massif, probablement SDF et ivre, s’effondre lourdement au sol. Au retour, une vieille femme crie à s’en arracher le gosier après un vieil homme assis sur un pliant avec, devant lui, deux trois misères à vendre. On passe, on passe. Ne pas croire que ça ne fait rien, cette indifférence atroce engorge, détruit, intoxique ».
Au fil des années, du métro parisien au TGV, en un palimpseste d’anecdotes et de scènes vécues ou entrevues, elle a saisi les changements significatifs, relevés autant que révélés, dans les transports en commun, les stations et les gares, mais aussi au contact des usagers. Un paysage défilant à travers une vitre, un début de conversation ou un geste esquissé, le sourire d’un enfant. Avec les portraits de cette population qu’elle dessine tout en nuances, les anecdotes qu’elle compile avec sensibilité, elle nous livre sa vision singulière des transports et de leurs aléas.
« Les péripéties sentimentales d’un jeune homme au téléphone, ses explications compliquées, les promesses, les démentis, tout cela à voix très haute, sans que jamais il ne semble qu’il ait conscience de la foule qui l’écoute. Nous sommes toujours des absents les uns pour les autres ».
Stations (entre les lignes) est un livre passionnant, évoquant avec une acuité et une étonnante légèreté l’enfermement des transports au quotidien.
« Moi-même, enfoncée comme un clou dans la trajectoire de l’autre, je me demande comment font les grandes nuées de martinets dans les cieux d’été, si compacts entre eux, et pourtant virant et tournant à la corde sans que jamais le moindre heurt ne vienne troubler leur mouvement. Ils sifflent à pleins poumons et leur voile soyeux passe au-dessus de nos têtes, comme si toute la joie de l’été s’élevait soudain brumeuse et fugace ».
Une vie qui défile au rythme des transports en commun, comme un récit en forme de plaidoyer poétique contre la solitude et l’isolement, et pour une lecture ouverte et mobile du monde, entre les lignes.