Le premier roman de Gabriel Franck Laques [1], racontait l’histoire d’une rencontre entre un homme et une femme et de leur relation dans la ville qu’ils habitaient.
Dans Sanguines qui vient de sortir chez Publie.net, accompagné du passage vers le papier de son livre Laques, paru en septembre 2015 [2] on retrouve l’univers et l’écriture baroque de l’auteur qui dresse cette fois-ci le portrait de deux hommes, Janvier et Joseph Sang, pas vraiment marginaux mais vivants à l’écart, « marqués bizarrement d’une certaine sérénité dans l’affliction », égarés dans leur propre vie, cherchant à se faire discret jusqu’à l’oubli, et dont la rencontre inopinée avec une jeune femme, Helen Faraday, va les sortir brusquement de leur trajectoire en pointillé, de leurs rôles préétablis en toute indifférence.
La déambulation nocturne des trois personnages, silhouettes dessinées à la hâte « longeant sans relâche les rebords d’une géographie morcelée et toujours sur le point de les précipiter dans le vide », prend la forme d’« une succession d’images muettes et sans origines, coulant à une vitesse légèrement inférieure à celle d’un défilement normal, recelant pourtant quelques accélérations » qui nous laisse entrevoir les formes évasives et instables d’une ville nocturne, déserte et désolée.
Une étrange énergie circule entre les trois silhouettes qui ne se regardent pas, sauf dans les blancs ou les creux de la parole, « peut-être pour s’assurer chacun que les autres ne s’étaient pas évaporés ». Un motif récurrent s’impose ainsi dans les textes de Gabriel Franck, qui leur donne ce rythme si particulier et cette approche originale, celle de l’homme qui marche, et marchant, cherche et se cherche ; cette inquiétude du regard promené qui se réfléchit sur la réalité apparente des choses, sur leur présence.
Les personnages de Sanguines, dont les déplacements hiératiques ressemblent à ceux de pièces d’échiquier, ont l’allure de statues de bronze dont les regards s’échangent comme figés, poursuivant leur chemin dans l’incertitude, comme des pantins, des mannequins, pour voir où cela les mène : « Ces pantins, poupées et marionnettes abandonnés sur l’étalage de toile épaisse, en train d’attendre que n’y tenant plus les regards se détournent, figurines épaississant le silence autour d’elles pour en faire des mystères et des confidences. »
Le texte épouse une structure mouvante où s’affrontent les incertitudes, les contradictions et les manques d’un monde où la connaissance que nous avons de ce qui est en nous et de ce qui nous entoure a subi d’extraordinaires bouleversements, fragments mobiles et dépareillés, brisés : « Les choses se superposaient par calques les uns sur les autres, où le cœur refusait d’exister, créant un espace vide, une cour à l’intérieur de laquelle tournait un petit vent sans fin. »
La jeune femme guide ses compagnons à travers les dédales sombres d’une ville déserte, aux contours versatiles, aux lumières étranges et troublantes. Elle les conduit finalement dans un lieu inédit, une chambre exigüe (chambre d’écho autant que chambre d’écoute) dans laquelle elle a souhaité s’immerger une dernière fois, pour explorer les recoins de son passé tout en marchant « par la parfaite conjonction de hasard et de détermination qui semblait la guider et la caractériser » comme si elle faisait la visite de son passé avant de l’abandonner, car elle doit quitter la ville, leur annonce-t-elle en cours de chemin, leur rencontre lui ayant permis de mener à terme son parcours.
Le précédent livre de Gabriel Franck traçait le portrait d’une histoire qu’on ne saisissait jamais dans son ensemble, comme l’identité de ses personnages qui se dessinait en filigrane. Dans Sanguines c’est la nature même du dessin qui a changé. Le titre du livre est d’ailleurs sans ambiguïté, en référence à la famille de pigments de couleur qui trouve généralement son utilisation naturelle dans la production de croquis, de modèles vivants et de paysages, idéale pour le rendu des modelés et des volumes.
Sanguines décrit « ce jour qui d’une certaine manière ne devait jamais finir et restera à jamais comme inachevé, ininterrompu » et parvient à nous restituer avec élégance et justesse, le « bruit du visible » et « la fragilité d’un lien naissant noué à la faveur de la nuit et à l’abri des regards. »