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Les apparences du désordre

Un père qui élève seul ses trois enfants, apprend que son fils, un adolescent de 13 ans, autiste, a été agressé en sortant de l’école, devant l’arrêt de bus, par un élève plus âgé que lui et vient d’être hospitalisé.

Le livre de Philippe De Jonckheere, se construit autour de son titre : Raffut. Au rugby, sport pratiqué par le père et son fils, le raffut est le geste que le porteur du ballon impose avec énergie et autorité à son adversaire avec sa main libre afin de l’écarter, de le tenir à distance et de l’empêcher d’avancer. Mais le raffut a d’autres significations. c’est également le tumulte intérieur qui envahit d’interrogations et de doute le père de l’enfant lorsqu’il apprend son agression et qu’il se demande comment il va, comment il a réagi, qu’il s’inquiète de savoir ce qui a pu provoquer cette bagarre, comment tout cela s’est déclenché et comment cela va bien pouvoir se terminer.

Ce roman autobiographique est composé comme un morceau de jazz, genre musical que l’auteur affectionne tout particulièrement. « Keith Jarrett au piano. Gary Peacock à la contrebasse. Et Jack DeJohnette à la batterie. La fin de l’album Tales of Another. Une merveille mais dans laquelle il n’était pas facile de prendre pied, comme cela, au beau milieu du disque et d’un morceau. Sans compter que je crois qu’on s’en moque un peu du disque que j’écoutais dans la voiture en allant au tribunal. Qu’est-il plus important de noter et de révéler ? Que j’avais pris le couscous du jeudi ? Ou que j’écoutais Tales Of Another ce jour-là dans ma voiture ? »

Le texte s’élabore autour d’un thème, en l’occurrence cette bagarre et ses conséquences, fait divers qui n’en est pas vraiment un. L’auteur reconstitue en effet l’agression de son fils et retrace l’enchaînement des circonstances, afin de défendre au mieux son fils, entre quête personnelle et enquête judiciaire, afin d’éviter de céder à la tentation, vite réprimée, de se faire justice (comme on dit faire la peau. Il décrit alors son lent cheminement, étape par étape, évoquant les sentiments contradictoires qui l’assaillent au fil de ses réflexions, balançant entre colère et empathie, et les nombreuses questions qu’ils soulèvent pour avancer face à l’incertitude, dont chaque réponse le bouleverse et le transforme un peu plus. Devant la difficulté de rendre justice l’enquête se transforme en cas de conscience.

« ...il y avait eu dans ce domaine des allées et venues de la justice qui prouvaient assez que la justice était en premier lieu une affaire de circonstances, de contexte, or le contexte était, avant tout, la dimension tout juste supérieure à toute chose, une sorte d’éclairage, et l’éclairage en bon photographe, j’y voyais surtout de la poésie. La justice c’était surtout un affaire bougrement humaine, quelque chose de terriblement imprécis, de fondamentalement désordonné. »

Au fil de ses démarches, en abordant pour la première fois après son divorce les rouages de la justice, il comprend que pour défendre réellement son fils, ce n’est pas lui qu’il doit protéger, son fils est désormais à l’abri, il va bien, mais c’est à son agresseur auquel il doit désormais s’attacher, car même si celui-ci a bien violenté son fils, la justice et sa mécanique impitoyable, sont en train de se mettre en marche et vont le broyer, en le condamnant pour un fait qu’il regrette déjà, lui infligeant une peine disproportionnée par rapport à la réalité des faits.

« Et j’en étais là de mes réflexions à propos des sorties de piste et de savoir d’ailleurs si ce nouvel incident qui venait de joncher le parcours d’Émile, le mien aussi, le nôtre, et de me demander, justement, si tout ceci n’était pas de ma responsabilité, si je ne portais pas une certaine paternité dans l’incident de la veille, et s’il ne m’appartenait pas, précisément, de tout faire désormais pour y trouver une forme de réparation. »

La bande son du livre, tout comme l’ensemble des références artistiques et littéraires qui accompagnent l’auteur au quotidien, éclaire littéralement son récit. Ce ne sont pas de simples références, plutôt des jalons culturels qui lui permettent de ne pas sombrer dans la violence d’une réaction primaire, de ne pas répondre à la violence par la violence. Ces références le guident (double sens qui nous laisse entrevoir modèle et repère), elles lui permettent de prendre de la distance vis-à-vis du drame, de voir le monde autrement que d’un seul tenant, d’un bloc unique, uniforme, fermé sur lui-même, un monde clos, hermétique où règne la violence et où la justice est inflexible, impitoyable, mais de l’appréhender dans ses infinies variétés, dans toute sa richesse et sa complexité. Il y a parfois autant de réponses à nos questions dans trois notes de pianos, dans un livre, ou dans un paysage :

« J’aurais pu me donner bien du tournis avec un tel vertige, un tel écheveau de pensées, si je n’avais pas fini par trouver un réconfort visuel émollient et benoît dans la contemplation, par les fenêtres de cette salle d’attente, du chaleureux petit désordre de quelques jardins ouvriers en contrebas de l’hôpital, sur les coteaux de la Marne, cette dernière que je ne pouvais voir d’ici sauf à la deviner aux contreforts en face, au lointain. Le temps radieux de cette fin d’après-midi donnait à cette succession de potagers, de petits vergers même, mais aussi de simples jardins, certains en friche, un caractère profondément humain qui me renvoyait naturellement à la description de semblables jardins aux alentours de Saint-Étienne telle que je m’en souvenais dans Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly, ou encore de certaines des friches qui aéraient ce tissu urbain tellement dense, tellement complexe, aux dernières pages de La Phrase urbaine, du même auteur, dans laquelle figure, en bonne place, parmi ses recommandations pour lutter contre l’inhumanité de nos villes contemporaines, cette idée centrale de ne plus lutter contre la prolifération des terrains vagues quand ces derniers résistent encore à l’envahissement des constructions. »

Photographie de Philippe De Jonckheere (Le Petit journal), desordre.net

Les digressions sont dans ce livre comme les variations musicales typiques du jazz avec ses improvisations. « Et j’imagine que je pourrais m’inspirer d’un des plus grands écrivains de tous les temps, Fiodor Dostoïevki, s’amuse l’auteur, vous faire le coup d’une digression, la description méticuleuse du chignon de la logeuse, au plus mauvais moment du récit, quand Raskolnikov est sur le point d’abattre son arme sur le cou de la logeuse, et donc de mon côté, toutes proportions mal gardées, au moment où mon récit est sur le point de se dénouer, me lancer dans un compte rendu de l’audience concernant l’affaire suivante. »

En musique, l’improvisation est le processus par lequel le musicien improvisateur crée ou produit une œuvre musicale spontanée en se servant de sa créativité dans l’instant, de son savoir technique et théorique et parfois aussi du hasard. Dans ce livre, les descriptions, les dialogues et les monologues, les réflexions et les citations s’entremêlent musicalement avec une grande harmonie.

« Le téléviseur éteint ajoutait, avec son écran noir aux reflets sombres, au caractère sans éclat de la pièce, surtout il me faisait l"effet d’être un équipement terriblement analogique quand les canaux pour ce genre d’images étaient désormais entièrement numériques. Ce téléviseur et son magnétoscope incorporé me donnaient une très désagréable impression de gâchis, lorsqu’il avait été acheté par l’hôpital, il avait dû coûter une fortune, une petite fortune, et je tenais selon des équations boiteuses et personnelles de mettre cet investissement en balance avec le service que ce téléviseur qui, du temps de son fonctionnement, devait rester allumé du matin jusqu’au soir avait effectivement rendu. Et le magnétoscope qui lui était associé avait-il seulement été utilisé ne serait-ce qu’une fois et quelles cassettes avaient été visionnées dans cette salle d’attente de la médecine légale de l’hôpital intercommunal de Créteil ? Bref j’étais plus ou moins en train de m’emporter contre toute la société, sa gabegie, toute l’époque même, tandis que j’accompagnais Émile à son rendez-vous chez le médecin légiste qui devait l’examiner pour tenter de déterminer le nombre de jour d’arrêt de travail occasionnés par son agression, peut-on graduer la violence ? Tout ceci n’avait aucun sens. Et j’en vins à cette pensée qui m’est familière que cet endroit malgré tout existait, qu’il avait sa vie de tous les jours dont j’avais été jusqu’à présent tout à fait ignorant, mais cette vie n’en était pas moins simultanée à la nôtre, reprise dans ce faisceau de vies et de trajectoires qui donnent à notre existence ses traits qui résistent tellement à la description par leur complexité et leur taille immense. Vertigineuse pensée que celle des flux qui unissaient toutes ces existences les unes aux autres pour tisser un monde dans lequel il était impossible de s’orienter de façon fiable mais dans lequel nous vivions malgré tout, et parfois même de façon heureuse. Étais-je heureux ? »

Philippe De Jonckheere l’a montré avec son précédent livre, Une fuite en Égypte, déjà publié par les éditions Inculte. Il poursuit ici, dans ce nouvel ouvrage, ce qui s’apparente à l’œuvre de sa vie, la publication de son site désordre au format livre.

Complément sonore sous forme de coda au livre de Raffut, de Philippe De Jonckheere à découvrir sur son site.

« Était-il possible que tous ces mondes coexistent, au même moment, et, de temps en temps, viennent à se toucher, à s’entrecroiser et, ainsi, à tisser un écheveau, une manière de grand plat de spaghetti infini ? C’était par cette image désordonnée, aléatoire et étendue à perte de vue, que je me représentais généralement le monde, et pas seulement ce soir, allongé avec mes enfants devant Le Grand Blond avec une chaussure noire, oui, déjà enfant, tentant d’envisager la prolifération du monde et ses interpénétrations, je me figurais de la sorte l’existence comme un gigantesque plat de spaghetti, chaque spaghetto mêlé aux autres selon des logiques qui paraissaient libres en apparence, les apparences du désordre, mais en fait la sinuosité de chaque spaghetto était la réponse aux contraintes imposées par le fait de devoir partager l’espace de l’assiette avec de nombreux semblables et, spaghetto moi-même contraint en bien des endroits, je me faisais un devoir moral d’envisager les parcours des différents spaghetti qui m’étaient proches ou dont je croisais, même une seule fois, le cheminement. »

La réponse à l’injustice n’est en effet pas une injustice plus grande, la violence ne résout pas la violence, elle n’efface pas les traces et les blessures, elle ne console en rien ni n’apaise, bien au contraire. La réponse tient simplement dans la vérité. Mais la vérité est complexe, elle n’est pas uniforme. Elle exige la patience, le temps, et la compréhension. Des sentiments de justice, de compassion et d’humanité.

Ce livre d’une liberté de ton, d’un humour décalé et d’une grande sensibilité, parvient à transformer un cas de conscience paternel en hymne à la justice. Et par les temps qui courent, de replis sur soi et d’injustice sociale, c’est salutaire et réjouissant.


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