Testament hétéroclite, livre ultime assemblé par Julio Cortázar à la fin de sa vie, Crépuscule d’automne, avant qu’une leucémie ne l’emporte à Paris, en 1984.
Le livre regroupe des textes écrits à plusieurs périodes de sa vie— « des péomes et des prosemes » ou encore des « méopes » – inédits pour la plupart, seul le principe de la liberté créatrice les réunit. « Je me rapproche doucement de ce livre maudit, je tente un ordre, des séquences, je mêle et démêle, merde ».
Julio Cortázar romancier, conteur et nouvelliste extraordinaire : Marelle, Les Gagnants, Armes secrètes, Histoires des Cronopes et Fameux, Le Livre de Manuel et tant d’autres, n’a plus rien à prouver quand il écrit ce livre. Il y affirme son refus de la méthode, et celui du discours : « Discours de la non-méthode, méthode du non-discours, et ainsi va-t-on. / Le mieux ne pas commencer : s’approcher par où l’on peut. Aucune chronologie, la carte est si brouillée que ça n’en vaut pas la peine ». Absence de structure, progression imprévue qui exploite la « légère sensualité d’une combinatoire qui mime les jeux de l’amour. »
Ce livre se prend lui-même pour sujet en donnant à voir le processus qui le fait exister : « Organiser ce livre, comme déjà quelques autres, continue à être pour moi une opération aléatoire qui bouge ma main comme la baguette du noisetier bouge celle du radiesthésiste ». Le goût du jeu reste fondamental chez lui. « Je cherche une écologie poétique, me guetter et parfois me reconnaître à partir de mondes distincts ». Et Cortázar fait ce vœu : « Derrière toute tristesse et toute nostalgie, je voudrais que ce même lecteur éprouve l’éclatement de la vie et la gratitude de quelqu’un qui l’a tellement aimée. »
Dans Pour écouter avec des écouteurs, Julio Cortázar décrit avec tout son incomparable talent, un phénomène auditif qu’il nomme pré-écho dont j’avais en vain tenté de décrire les effets dans mon texte Fondu au silence : comment la musique poursuit son chemin en nous avant de m’en éloigner pour décrire ce temps encore éveillé où l’on est déjà en train de baisser la garde, de lâcher du terrain, de sombrer dans le sommeil, comparé à la fin de certains morceaux de musique qui se terminent par un fondu au silence.
Pour écouter avec des écouteurs, Julio Cortázar
Un technicien me l’expliqua mais je n’ai pas bien compris. Lorsqu’on écoute un disque avec des écouteurs (non pas tous les disques mais justement ceux qui ne devraient pas faire ça), il arrive que pendant la fraction de seconde qui précède le premier son on perçoive faiblement ce premier son qui, un instant plus tard, retentira de toute sa force. Quelquefois, on ne s’en rend pas compte, mais lorsqu’on attend un quatuor à cordes, un madrigal ou un lied, ce pré-écho presque imperceptible n’est pas agréable. Un écho digne de respect devrait avoir lieu après, non pas avant, quel genre d’écho est-il ? J’écoute les Fantaisies Royales d’Orlando Gibbons et entre l’une et l’autre, précisément dans cette brève nuit des oreilles qui se préparent à la nouvelle irruption du son, un très lointain accord, ou les premières notes de la mélodie, s’inscrivent dans une audition microbienne qui n’a pas de lien avec ce qui va commencer une demi-seconde après, et qui cependant est comme sa parodie, son ricanement infime. Elizabeth Schumann s’apprête à chanter Du bist die Ruh et dans le fond du disque, aussi parfait soit-il, il y a cet air habité qui nous met dans un état d’attente tendue, de concentration totale sur ce qui va se produire et alors, dans l’ultrafond du silence, nous entendons avec horreur une voix de bactérie ou de robot inframinime qui chante Du bist, se coupe, une fraction de silence continue encore, et la voix de la chanteuse jaillit pour de vrai dans toute sa force, Du bist die Ruh.
(L’exemple est très mauvais car, avant que la soprano ne commence à chanter, il y a un prélude du piano et ce sont ces deux ou trois notes initiales du piano qui nous rejoignent par cette voie subliminale dont je parle. Mais on aura déjà compris — et partagé, je suppose ce que je dis, ça ne vaut pas la peine de prendre un exemple plus approprié ; je pense que cette maladie phonographique est bien connue et endurée par tous). Mon ami technicien m’expliqua que ce pré-écho, qui m’avait paru inconcevable jusque-là, résulte des choses qui se produisent quand il y a des circuits de tous genres, feedbacks, alimentation électronique et autres vocabulaires ad hoc. Ce que je prenais pour un pré-écho et qui, dans une bonne et saine logique temporelle, me semblait impossible, était pour mon ami quelque chose de parfaitement compréhensible ; quant à moi je ne le comprenais toujours pas et ça m’importait peu. Une fois de plus, le mystère avait une explication : avant que vous commenciez à chanter, le disque contient déjà le début de votre chant, mais en réalité ce n’est pas ainsi, vous commencez à partir du silence et le pré-écho n’est qu’un retard mécanique qui se pré-grave en relation à, etc. Ce qui n’empêche pas que lorsque, dans l’univers noir et concave des écouteurs, on attend le démarrage d’un quatuor de Mozart, les quatre petits grillons qui, un dixième de seconde au préalable, se renvoient la parodie instantanée, tombent sur nous plutôt de travers, et personne ne sait pourquoi les marchands de disques n’ont pas résolu un problème qui ne paraît pas insoluble et moins encore à la lumière de ce que tous les techniciens ont déjà résolu depuis le jour où Thomas Alva Edison s’approcha du cornet et dit, pour toujours, Mary had a little lamb. Si je m’en souviens (car ça m’agace lorsque j’écoute un de ces disques où les pré-échos sont aussi exaspérants que les ronrons de Glenn Gould au piano) c’est surtout parce que ces dernières années j’ai pris en grande affection les écouteurs. Ils me sont arrivés très tard et, pendant longtemps, ils m’ont paru un simple recours occasionnel, une enclave provisoire pour libérer parents ou voisins de mes préférences au sujet de Varèse, Nono, Lutoslawski ou Cat Anderson, musiciens plutôt sonores après dix heures du soir. Et il faut dire qu’au début, le simple fait de les adapter à mes oreilles me dérangeait, m’offensait, l’anneau serrant la tête, le cable s’emmêlant aux épaules et aux bras m’empêchant d’aller en quête d’un verre et, brusquement, je me sentais isolé de l’extérieur et enveloppé dans un silence phosphorescent qui n’est pas le silence de chez soi et des choses. On ne sait jamais quand on fait les grands sauts car, d’un coup, j’ai aimé écouter du jazz et de la musique de chambre avec des écouteurs. Jusqu’alors, j’avais une haute idée de mes haut-parleurs Rogers, achetés à Londres à la suite d’une dissertation pédante d’un employé de Imhof qui m’avait vendu un Beomaster, quoique les haut-parleurs de la marque ne lui aient pas plu (il avait raison). Maintenant j’ai commencé à comprendre que le son ouvert est moins parfait, moins subtil que lorsqu’il passe directement de l’écouteur à l’oreille. Même le défaut, c’est-à-dire le pré-écho de certains disques, possède une acuité plus grande en reproduisant le son ; le poids léger sur la tête ne me dérange plus, ni la prison psychologique, ni les éventuels enchevêtrements du câble. Je me suis souvenu des temps très lointains où j ’ai assisté à 1a naissance de la radio en Argentine, des premiers postes à galène et de ce que nous appelions “téléphones” pas si différents des écouteurs actuels excepté pour le poids. Aussi, en ce qui concerne la radio, les premiers haut-parleurs étaient moins fidèles que les “téléphones” mais ils furent assez vite éliminés totalement ; on ne pouvait pas prétendre que toute la famille écoute le match de football avec autant d’engins sur la tête. Qui nous aurait dit que, soixante ans plus tard, les écouteurs s’imposeraient à nouveau dans le monde du disque et que — horresco referens — ils serviraient en passant à écouter la radio dans sa forme la plus stupide et aliénante tel qu’on le constate dans les places, où les gens passent près de nous comme des zombies à partir d’une mesure différente et hostile, bulles de mépris ou de rancœur, ou simplement idiotie ou mode et, parmi eux, va savoir, quelqu’un non jugeable, non coupable, séparé à bon droit du tas.
Nomenclatures sans doute significatives : les porte-voix s’appellent aussi haut-parleurs en espagnol, et les langues que je connais utilisent la même image : loud-speaker, haut-parleur. En revanche les écouteurs, qui d’abord s’appelèrent entre nous "téléphones" et ensuite “écouteurs” prennent en anglais la forme de earphones et en français de casques d’écoute. Quelque chose est encore plus subtil et raffiné dans ces vacillations et ces variantes ; il suffit de remarquer que dans le cas des porte-voix, la fonction est plus centrée sur la parole que sur la musique (micro / speaker / parleur) tandis que les écouteurs ont un spectre sémantique plus large : ils sont le point le plus sophistiqué de la reproduction sonore.
Je suis fasciné lorsque la femme qui est à mes côtés écoute des disques avec des écouteurs, son visage, sans qu’elle en soit consciente, reflète ce qui se produit dans cette petite nuit intérieure, dans cette intimité totale entre la musique et ses oreilles. Si moi aussi j’écoute, les réactions que je vois dans sa bouche ou ses yeux sont explicables, mais quand ce n’est qu’elle qui écoute, ces passages deviennent fascinants, changements instantanés de l’expression, signes légers des mains qui transforment les rythmes et les sons en mouvements gestuels, la musique en théâtre, la mélodie en sculpture animée. Par moments, j’oublie la réalité, et les écouteurs autour de sa tête ressemblent aux électrodes d’un nouveau Frankenstein, qui mènerait l’étincelle vitale à une image de cire et l’animerait progressivement, la faisant sortir de l’immobilité avec laquelle nous croyons écouter de la musique, ce qui ne correspond pas à la réalité pour un observateur de l’extérieur. Ce visage de femme devient une lune qui reflète la lumière d’autrui, une lumière changeante qui promène par ses vallées et ses collines un jeu incessant de nuances, de voiles, de légers sourires ou de brèves pluies de tristesse. Lune de la musique, ultime conséquence érotique d’un lointain et complexe processus presque inconcevable.
Presque inconcevable ? J’écoute avec les écouteurs l’enregistrement d’un quatuor de Bartok, et je sens au plus profond de moi un contact pur avec cette musique ; elle s’accomplit dans son propre temps et simultanément dans le mien. Par la suite, en pensant au disque qui dort déjà sur son étagère près de tant d’autres, je commence à imaginer des courants, des ponts, des étapes, et c’est le vertige face à ce processus dont, il y a quelques minutes, je fus à nouveau le terme. Impossible de le décrire — ou simplement de le suivre — dans tous ses pas, mais peut-être peut-on percevoir les éminences, les pics d’un graphique très complexe. Il commence par un musicien hongrois qui invente, transmue et communique une structure sonore par l’entremise d’un quatuor à cordes. À travers des mécanismes sensoriels, esthétiques et de la technique de sa transcription intelligible, cette structure s’écrit sur les portées d’une partition qui un jour sera lue et choisie par quatre instrumentistes. Ces derniers, en inversant le processus de la création, transmuent les signes de la partition en matière sonore. À partir de ce retour à la source originale, le chemin se lancera vers l’avant, de phénomènes multiples, jaillis des violons et des violoncelles, convertiront les signes musicaux en éléments acoustiques. Et ces éléments seront saisis par un microphone et changés en impulsions électriques, lesquelles à leur tour deviendront des vibrations mécaniques, dont l’impression sur une plaque phonographique aura pour résultat le disque qui dort maintenant sur son étagère. De son côté, le disque est l’objet d’une lecture mécanique, il provoque les vibrations d’un diamant dans le sillon (ce moment est le plus prodigieux sur le plan matériel et le plus inconcevable en termes non-scientifiques), et alors intervient un système électronique qui traduit les impulsions des signaux acoustiques et les restitue au champ du son à travers des haut-parleurs ou des écouteurs au-delà desquels les oreilles attendent comme des microphones pour communiquer à leur tour les signes sonores à un laboratoire central, dont en vérité nous n’avons aucune idée utile, mais qui, il y a une demie heure, frit le quatuor de Bela Bartok dans l’autre extrême du parcours vertigineux que peu de gens sont capables d’imaginer pendant qu’ils écoutent des disques comme si c’était la chose la plus simple du monde.
Lorsque je rentre dans mon écouteur, et que les mains l’adaptent à la tête avec soin parce que j’ai une tête délicate et en plus et surtout les écouteurs sont délicats, il est curieux que l’impression soit le contraire, c’est moi qui entre dans mon écouteur, qui montre la tête à une nuit différente, à une autre obscurité. Dehors n’en ne semble avoir changé, le salon avec ses lampes, Carol qui lit un livre de Virginia Woolf dans le fauteuil en vis-à-vis, les cigarettes, Flanelle qui joue avec une balle en papier, la même chose, ce qui est là, qui est nous, une nuit de plus, et rien n’est pareil parce que le silence du dehors, amorti par les anneaux en caoutchouc que les mains ajustent, cède à un silence distinct, un silence intérieur, le planétaire flottant du sang, la caverne du crâne, les oreilles s’ouvrant à une autre écoute, et, le disque à peine placé, ce silence comme de vive attente, un velours de silence, un silence tactile, quelque chose qui tient du flottement intergalactique, de la musique des sphères, un silence qui est un silence haletant, un silencieux frottement de grillons stellaires, une concentration d’attente (juste deux, quatre secondes), et déjà l’aiguille court par le silence préalable et le concentre dans un feutre noir (parfois rouge ou vert), un silence phosphène jusqu’au moment où éclate la première note ou un accord intérieur aussi, de mon côté, la musique au centre du crâne en cristal que je vis au British Museum et qui contenait le cosmos scintillant au plus profond de la transparence, de sorte que la musique ne vient pas de l’écouteur, elle surgit presque de moi—même, je suis mon auditeur, espace limpide où bat le rythme et la mélodie ourdit sa toile d’araignée progressive en plein centre de la grotte noire.
Comment ne pas penser, par la suite, que d’une certaine manière la poésie est un mot qui s’écoute avec des écouteurs invisibles dès que le poème se met à exercer son sortilège. On peut s’abstraire avec une nouvelle ou un roman et les vivre dans le temps de la lecture sur un plan qui, plus qu’à nous, leur est propre, mais le système de communication reste lié à celui de la vie environnante, l’information étant toujours de l’information qu’elle soit devenue esthétique, elliptique ou symbolique. En revanche, le poème communique le poème et il ne veut ni ne peut communiquer autre chose. Sa raison de naître et d’être le rend intériorisation d’une intériorité, exactement comme les écouteurs qui suppriment le pont de l’extérieur à l’intérieur et vice-versa pour créer un état exclusivement interne : présence et expérience de la musique qui monte du fond de la caverne noire. Personne ne le perçut mieux que Rainer Maria Rilke dans le premier des sonnets à Orphée O Orpheus singt ! o Hober Baum im Ohr ! Orphée chante. Ô arbre haut dans l’oreille !
Arbre intérieur : le premier brouillage instantané d’un quatuor de Brahms ou de Lutoslawski se donne dans son feuillage entier. Et Rilke fermera son sonnet avec une image qui purifie cette certitude de création intérieure lorsqu’il devine la raisons pour laquelle les fauves répondent au chant de dieu, et il dit à Orphée :
da shufst du ihnen Tempel im Gehör et tu leur dressas un temple dans l’oreille.
Orphée est la musique, non le poème, mais les écouteurs catalysent ces “similitudes amies” dont parlait Valéry. Si des écouteurs matériels font remonter la musique du dedans, le poème est en soi-même un écouteur du verbe ; ses impulsions passent du mot imprimé aux yeux, et de là dressent l’arbre des altitudes dans l’oreille intérieure.
Pour écouter avec des écouteurs, in Crépuscule d’automne, de Julio Cortázar, traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle, éditions José Corti, 2010.