En 1998, je découvre les premiers Photomatons abandonnés dans les cabines parisiennes. Avec des amis complices, je me lance dans la récolte et la collection de ces photomatons, photos ratées, déchirées, maculées, souillées, abandonnées ou jetées sur le sol, dissimulées au-dessus de la cabine, dans les gares ou les stations de métro à Paris. Une collection qui n’est pas inédite. Plusieurs personnes ont, comme moi, d’impressionnantes boîtes à chaussures de ces clichés délaissés par leurs propriétaires pressés ou déçus du résultat, ou que la machine a produit en plusieurs exemplaires. Par exemple, Marco Boubille, qui a commencé à les diffuser sur son blog I prefer not to, malheureusement disparu depuis lors.
C’est à cette époque que je découvre le travail de Cendrillon Bélanger qui se photographie dans le lieu clos mais ouvert de la cabine à photomaton. Elle investit avec son corps ce lieu qu’elle habite littéralement, avec des fleurs, des miroirs, des papiers colorés et divers autres objets.
« Depuis décembre 1994, comme le précise Emma Rapin, historienne de l’art, sur le site de l’artiste, Cendrillon Bélanger s’approprie tels des laboratoires de recherche artistique des lieux aux confins de l’espace privé et de l’espace public : des cabines de photographie d’identité. Dans ces intérieurs exigus, tout juste séparés du reste du monde par un mince rideau, elle prend le risque, dans l’urgence, de se mettre en scène. Elle investit la cabine en la transformant rapidement en décor de cinéma, en scène de théâtre, en atelier. Pour seul acteur, spectateur et modèle : son propre corps. Elle utilise peu d’accessoires : morceaux d’étoffe, végétaux, papiers de soie et films plastiques, parfois un miroir, une bulle de savon, un fil de soie rouge… »
L’écrivain Jean Teulé raconte dans l’émission télévisée L’assiette anglaise, l’histoire de l’écrivain Michel Folco qui fut l’un des premiers à collectionner les photomatons. Il avait en effet commencé sa collection au début des années 1980. Sur l’album de ces photos trouvées froissées, déchirées, rejetées, chacune d’entre-elles était répertoriée, associée à un lieu, une date et une heure.
Lucille et le photomaton, court-métrage réalisé par Sébastien Nuzzo en 1993 raconte l’histoire de Lucille dont l’un des passe-temps consiste à se faire prendre régulièrement en photo dans un photomaton. Elle trouve à cette occasion les clichés oubliés de l’utilisateur précédent. Immédiatement, elle tombe amoureuse du visage de l’inconnu, qu’elle se met en tête de retrouver. Cette intrigue rappelle celle d’Amélie Poulain en 2001 qui tombe amoureuse de Nino, collectionneur de photos oubliées dans les photomatons.
Ordre aléatoire des images, le dernier livre de Marco Boubille paru aux éditions Les Presses du réel en 2020, revient sur ces images de Photomaton qu’il a ramassées il y a quelques années dans les rues et collectionnées, en les faisant parler dans un long poème en prose. « Nous étions quelques-uns à trouver quelques bonnes raisons de les collectionner. Puis un film en 2001 a tout foutu en l’air, puis la vidéo a tout foutu en l’air, puis les essais multiples et les portraits thématiques, ont tout foutu en l’air. »
Chaque fragment de ce texte (110 en tout), révèle le portrait d’anonymes qui s’inscrit dans les particularités de ces lieux inhabitables des espaces de transit (gares, stations de métro, aéroports), odeur de la cabine, tabouret à vis, bruit sourd du moteur, des pièces dans le monnayeur, rideau tiré et flash aveuglant, voix synthétique et des conditions de leur apparition (celles de visages défigurés par ces prises de vue automatisées techniquement limitées, de corps contraints qui, dans l’urgence et l’inconfort, font face au miroir alors qu’ils sont à la recherche d’un emploi, d’un stage, de papiers d’identité).
« On ne collectionne pas les photomatons car on ne collectionne pas les gens. Dans la brièveté, même sexuellement, même en soulignant les bribes de phrases qui stimulent l’esprit, même avec un baise-en-ville : on ne les collectionne pas les visages. »
La force de ce texte est de dépasser la collection des images et de leur description pour se focaliser sur le monde qu’elles révèlent en marge, ces portraits d’anonymes livrés à la violence sociale, et permet d’envisager chacune de ces photographies « dans la lenteur du processus de collection ». La proximité de « la cabine qu’on appelle Photomaton et qui fait partie du « mobilier » de nos villes » avec la cabine téléphonique, explique en grande partie comment ces images, parlées, écrite ou décrites, finissent par devenir des textes.
« PM 07 est faite sans précaution.
Je ne sais pas, à l’air triste d’un visage, s’il est pauvre ou s’il est riche.
Le flash a échoué là sur le visage de 07. Je ne juge pas les costumes, les écharpes, les anoraks. Ils ne passent pas de concours de beauté. Ils n’ont pas un air savant, ni stupide — Ils n’ont décidément pas l’air de savoir ce qui m’arrive, ni même qu’ils sont sur la photo, dans ma poche ou dans ma collection.
Ils ne s’exposent pas à l’essentiel — Ils n’ont pas l’air de n’être-pas-être-là pour le monde.
Ils ne font pas d’affaires et ne sont pas piégés, ni dans un cercle vicieux, ni dans un cercle vertueux. Quand je les regarde, je n’ai pas l’air plus intelligent qu’eux. Je ne rattrape pas leur bourde. »
« PM 78 : je n’ai pas non plus de particularité physique. Un bec de lèvre, dès lors qu’il est beau, s’oublie disparaît transparent pour vous opéré avec des tessons de bouteilles ou des fleurs de papier net sans bavure le bec. J’ai pris ma frange et je l’ai relevé sur le sommet du crâne, tenue avec une barrette. Rideau ni devant ni derrière. Ne suis pas fragile ni d’en haut ni d’en bas. On peut bien me bousculer ou me grignoter.
Qu’ils la regardent de travers car ils n’ont jamais vu un cadavre, PM 79 le conçoit et l’admet. Elle ne leur impose pas qu’ils s’émeuvent de ses blessures, ni même de ce qu’elles cachent — blessures témoignent et ne dévoilent — mais elles ne saurait supporter leur manque de professionnalisme. Elle renonce à leur amitié de collègues, elle exige la rigueur pas le sang-froid. Elle ne demande pas qu’ils soient insensibles mais non poreux. »
« PM 84 est surpris qu’ils disent, je suis surpris qu’ils disent de moi « lisse », « il est lisse », « en apparence, il est lisse, pensent-ils, il est lisse psychologiquement ». Étrange douloureusement sans voix différent de et inégal à, mais « lisse » quand « lisse ». Déjà sur ma photo de classe, et sur la photo d’identité, encore.
PM 85. On lui avait dit qu’il ne pouvait pas porter de chapeau sur la photo, ni mettre sa main devant la bouche, ni sur le visage, ni baisser les yeux, ni tourner la tête, ni bâiller, ni prendre un air étonné, ni faire semblant de n’être pas concerné, ni parler, ni écouter, ni s’endormir, ni éternuer, ni regarder les mouches voler, ni s’attarder sur une question théorique, ni haranguer, un voisin de palier. Ni parler comme PM 85, avec son accent. Ou alors au téléphone.
Vous avez beau mettre un visage exsangue devant mes yeux dit PM 86 impossible de faire coïncider autre chose que le rire d’une personne rencontrée une seule fois et la nouvelle de sa mort par suicide. Comme peuvent coïncider la tache d’une merde de pigeon et le capot d’une voiture neuve sortie d’usine. »