Murs d’images d’écrivains. Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siècle)
Anne Reverseau, Jessica Desclaux, Marcela Scibiorska, Corentin Lahouste
Avec la collaboration de Pauline Basso et d’Andres Franco Harnache
Louvain, Presses Universitaires de Louvain, 2023
Le mur d’images est un objet-clé du rapport de l’écrivain à la culture visuelle. Le livre Murs d’images d’écrivains explore cette relation et son évolution constante depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, de Colette à Yannick Haenel, en passant par Roger Martin du Gard, Louis Aragon, Simone de Beauvoir, Claude Simon, Marguerite Duras ou Ramón Gómez de la Serna. Les pratiques d’accrochages iconographiques des écrivains, à travers leurs espaces de travail, les agencements des œuvres disposées sur les murs de leurs bureaux, les montants et les étagères de leurs bibliothèques, depuis les collections de gravures des frères Goncourt aux murs numériques de Philippe De Jonckheere.
Le dispositif du mur d’images prend le contre-pied du paradigme énoncé par Walter Benjamin sur la reproductibilité mécanique de l’image entraînant une perte de « son authenticité ». [1] Les murs d’images permettent en effet aux écrivains de manipuler, accrocher et décrocher les images reproduites sur des supports de peu de valeur, conférant ainsi une nouvelle aura à ces images, en particulier leur potentiel imaginatif et leur puissance latente. Le dispositif du mur d’images renouvelle donc certaines questions fondamentales soulevées actuellement dans les études visuelles et littéraires.
L’ouvrage questionne l’influence de l’environnement visuel du bureau sur la création littéraire. Est-ce décoratif, mémoriel, ou créatif ?
Dans son livre Sur la lecture, Marcel Proust déplace la question de la décoration vers celle de l’inspiration envisageant les images comme des moteurs de la pensée et de l’imagination. Il oppose les « gens de goût » qui choisissent des reproductions artistiques en accord avec leurs sensibilités, aux artistes, dont la pensée s’épanouit sous l’effet de « l’exaltation » du dépaysement, de l’étrangeté, de la secousse face à des images non familières.
Les différents cas de figure sont présentés dans l’ouvrage avec de nombreuses illustrations permettant d’explorer les différentes facettes du mur d’images.
Lieux de mémoire personnelle, à l’exemple de l’appartement de Louis Aragon, dont l’ensemble des murs des différentes pièces (de la chambre au salon) est recouvert de photographies parfois commentées de la main d’Aragon, dont l’agencement évolue au fil du temps mais dont le chœur est situé dans l’entrée autour de l’impressionnant portrait d’Elsa Triolet qui figurait dans le hall de l’immeuble du Parti communiste lors de ses funérailles. Les photographies et les cartes postales sont punaisées aux murs dans un pêle-mêle d’images qui met en scène la vie privée du poète.
Lieux de travail, comme le bureau de Romain Gary qui a décoré l’un des murs d’un kaléidoscope de photographies représentant exclusivement l’auteur et son épouse Jane Seberg. Ces photographies proviennent dans leur grande majorité de coupures de presse, de magazine, d’affiches de films, de photographies de plateau, il s’agit de photographies professionnelles auxquelles se mêlent discrètement de petites photographies issues de l’album personnel de la famille, « ce qui n’est pas surprenant lorsque l’on sait à quel point Gary a multiplié. Les images de lui et cherché à abolir l’idée même d’original ou d’authenticité en matière d’identité. »
Panthéons littéraires chez Valery Larbaud ou création d’une famille imaginaire dans le mur de portraits créés au château du Tertre, dans le Perche, par Roger Martin du Gard. « Ce mur est un lieu de rencontre, un « puzzle psychologique et sentimental » dont « chaque pièce est indispensable. »
L’agencement des images n’est jamais gratuit et révèle chez chacun des auteurs mentionnés dans l’ouvrage, la part de l’imaginaire à l’œuvre entre mosaïques d’ensembles aléatoires, puzzles qui s’emboitent et pistes de narrations en devenir. Ce qui est en jeu notamment dans l’arrangement vertical des images chez Claude Simon qui a conceptualisé le montage comme geste poétique. « Entre les années 1950 et 1960, l’auteur réalise quatre grandes compositions - trois paravents et une toile - à l’aide d’images découpées et réassemblées par des punaises métalliques (toutes identiques). » On peut d’ailleurs visiter en ligne la maison de Claude Simon à Salses-le-Château où les paravents sont visibles.
Cette accumulation d’images sur les paravents de Clause Simon évoque l’espace saturé des chambres-ateliers de Ramón Gómez de la Serna à Madrid comme à Buenos Aires, ou le bureau de Michel Butor à Lucinges, ces trois auteurs abordant le lieu de vie en atelier de création où se met en œuvre une poétique du montage.
Les auteurs croisent des approches historiques, génétiques et poétiques pour comprendre ces objets familiers aux formes variées. Ils se concentrent sur les murs d’images et non sur les dispositifs de stockage d’images de manière plus générale. Les murs d’images ont une fonction spécifique qui favorise l’imprégnation par le regard, la promiscuité et la contemplation répétée. Le mur d’images est le lieu de l’accrochage, de l’exposition et de la monstration, tandis que le carton à gravures et le livre illustré sont des lieux de stockage. L’écrivain face au mur n’est pas spectateur ni lecteur d’images, mais plutôt un consommateur de symboles disposés pour lui dans l’espace du cadre. Le livre examine également les agencements horizontaux d’images et les agencements d’images dans les bibliothèques privées.
Les murs d’images reconstitués interrogent notre rapport à la mémoire littéraire : « Le mur d’images se veut parfois un lieu de pèlerinage, un espace de rencontre avec l’auteur ou l’autrice, mais aussi un prolongement, un contrepoint, voire une invite à la lecture. »
Cet ouvrage s’inscrit dans un projet interdisciplinaire sur le maniement des images matérielles par les écrivains, le programme de recherche ERC HANDLING de l’UCLouvain qui entend penser la création littéraire comme un phénomène intermédial. Les pratiques iconographiques d’hier éclairent les pratiques iconographiques d’aujourd’hui, comme les gestes des écrivains avec les images éclairent les gestes de tout un chacun. Ce projet se développe en plusieurs volets complémentaires, une série d’expositions, d’interventions en colloque et l’édition d’un ouvrage collectif : Murs d’images d’écrivains (Dispositifs et gestes iconographiques (XIXe-XXIe siécle)
Exposition “Bureaux-écrans d’écrivain·e·s” à Montréal (2022)
Exposition en ligne “Bureaux-écrans d’écrivain·e·s” (2022)
L’exposition en ligne Bureaux-écrans : écrivains·es contemporain·es à l’interface explore l’environnement numérique de travail des écrivain·e·s du XXIe siècle. À travers une enquête menée auprès d’une dizaine d’écrivain·e·s belges, français·es et québécois·es, cette exposition met en lumière les usages originaux et les pratiques concrètes qui caractérisent l’interface d’accueil des ordinateurs personnels des écrivain·e·s. Les bureaux-écrans sont envisagés comme des espaces de création, des réservoirs d’éléments collectés pour l’écriture, des surfaces d’inspiration et des lieux intermédiaires de la littérature en train de se faire. L’exposition explore également les dimensions symboliques des gestes et des pratiques liés à l’interface d’accueil des ordinateurs personnels, en mettant en évidence l’organisation spatiale particulière qui y est manifeste. Les visiteurs peuvent explorer l’univers de chaque écrivain·e à travers des captures d’écran, des dessins, des textes, des échanges de mails et des navigations filmées, offrant ainsi une vision plurielle et riche de ces bureaux-écrans, prolongement virtuel du meuble-bureau traditionnel. Le projet est le fruit d’une collaboration entre les équipes du projet HANDLING de l’UCLouvain et celle du laboratoire NT2 de l’UQAM. On y croise ainsi principalement les voix et visions d’Antoine Boute, Thomas Clerc, Nicolas Dickner, Hélène Gaudy, Karoline Georges, Edgar Kosma, Caroline Lamarche, Pierre Ménard, Emmanuelle Pireyre, Cécile Portier, Charles Sagalane et Maude Veilleux.
Exposition en ligne “Les murs d’images de Roger Martin du Gard” (2023)
Présentation numérique et visite virtuelle immersive du bureau et de la bibliothèque de l’écrivain français.
Images à l’œuvre. Métamorphoses des bureaux d’écriture, à la Maison du Livre (28 rue de Rome, 1060 Bruxelles) du 16 mars au 25 mai 2023, donne à voir la façon dont les écrivain.e.s s’entourent d’images.
L’exposition donne à voir la façon dont les écrivain.e.s s’entourent d’images et propose un parcours surprenant entre objets patrimoniaux et réponses contemporaines. Elle suit un parcours chronologique, d’Émile Verhaeren à Philippe de Jonckheere et Cécile Portier, en passant par Marguerite Duras, Dominique Rolin ou Hervé Guibert.
[1] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, Œuvres, Gallimard, Folio essais, 2000