Micromégas est un conte philosophique de Voltaire, qui perpétue la mode des voyages extraordinaires. L’ouvrage concentre des réflexions de critique sociale, religieuse, morale, philosophique, et des éléments de réflexion sur l’homme, sans oublier l’aspect scientifique. Le conte décrit la visite de la Terre par un être venu d’une planète de l’étoile Sirius, nommé Micromégas, et de son compagnon, le secrétaire de l’Académie de Saturne.
Micromegapolis s’inscrit bien évidemment dans cette filiation. « En suivant les trois enquêteurs – parmi lesquels se trouvent une enquêtrice, deux philosophes, un journaliste, deux professeurs, un écrivain et des citoyens, un sociologue, trois automobilistes, une cycliste et des lecteurs, des montagnards et deux hellénistes, deux artistes, des voyageurs urbains, des mélomanes et autant de sensibilités – en suivant les enquêteurs, donc, c’est un conte scientifique instrumenté que tu découvriras, lectrice, puisqu’agrémenté dans ses marges, lecteur, de documents qui sont comme les diamants de Micromégas tombés de son collier, permettant d’ajuster le regard au monde foulé par hasard et par fortune. »
Le livre est composé d’une ouverture et de cinq chapitres, eux-mêmes divisés en deux, trois ou quatre sections.
Les sommaires, dessinés en réseaux, permettent un survol de la narration. De petites vignettes identifiées a, b, c sont mises à part de cette structure en réseau : il s’agit de prolongements réflexifs au chapitre.
L’enquête Micromegapolis a été commanditée par le sociologue, anthropologue et philosophe Bruno Latour au collectif Urbain, trop Urbain, pour l’occasion composé de Matthieu Duperrex, Claire Dutrait et François Dutrait. Le graphisme d’Audrey Leconnetable et le développement numérique de Gwen Catalá, apporte à l’ensemble de ce livre numérique une interactivité, une originalité et une dimension créative exceptionnelle, dans la lignée du NoCItyGuide sur Shanghai des mêmes auteurs, paru en 2012 et dont j’avais largement parlé sur ce site.
Le livre numérique interactif alterne de très claires et pertinentes modélisations graphiques aux références culturelles toujours éclairantes (la bibliographie en fin d’ouvrage est un modèle du genre), sous la forme originale bien qu’un peu déconcertante au départ, d’un conte scientifique instrumenté qui utilise une technologie innovante, ainsi que de nombreux prolongements documentaires signalés en marge par des icônes très élégantes et fonctionnelles qui tissent le fil du récit et augmentent en quelque sorte la lecture de chaque chapitre (diaporamas, cartes dynamiques, graphiques (le plus souvent interactif), vidéos, documents sonores, citations, références bibliographiques, sites Internet), venant documenter et augmenter le récit. Le code informatique de ce livre numérique est ici au service d’une articulation et d’une lecture inédites pour permettre au lecteur une entrée plus aisée dans cet ensemble fourmillant de données et d’informations sur la ville, l’environnement, la planète, le cosmos.
Mais ce qui rend l’ouvrage encore plus pertinent et novateur à mon sens, est qu’il s’inscrit dans un vaste projet éditorial, qu’il se présente sous une forme de narration transmédia. Dans le cas présent, une exposition (qui s’est tenue au Centre culturel Bellegarde à Toulouse du 27 septembre au 10 octobre 2013), un livre numérique interactif, pour iPad et iPhone (à télécharger sur iTunes), ainsi qu’un site documentaire qui diffuse une veille d’information relative aux grandes thématiques de l’enquête.
L’objectif de ce projet est de saisir les impacts du réchauffement climatique sur la Terre à travers l’étude des données collectées par de nombreux instruments. C’est à Toulouse que cela se situe parce que « Toulouse compte, selon les auteurs, une accumulation insoupçonnée d’instruments scientifiques qui rendent sensible au monde commun, ce monde qui est à la fois l’héritage de l’activité humaine, qui s’est pensée parfois sans limite, et l’avenir incertain de la terre, dont la « bonne marche » nous est pourtant hautement nécessaire. »
Dans la présentation de l’ouvrage sur le site Micromegapolis, on peut lire ceci : « Au point de rencontre entre la petite et la grande échelle, Micromegapolis invite à prendre rendez-vous avec « Gaïa » – cette figure du présent, où la planète est soumise à l’activité humaine, elle-même dépositaire de l’avenir de la planète… Trois enquêteurs partent ici en éclaireurs à la recherche d’instruments scientifiques et techniques. Car il s’agit de mesurer l’incommensurable dépassement des humains par le cosmos, qu’on l’appelle globe, monde, environnement ou atmosphère... Ainsi parcourent-ils Toulouse, une ville qu’ils pensent d’abord ordinaire. Ils y découvrent finalement l’extraordinaire complexité des relations passionnées entre les humains et la Terre. »
Ce projet dirigé par Urbain, trop urbain s’organise et se développe à partir d’un texte de Bruno Latour : Micromegapolis ou comment assembler le cosmos autrement, dont voici l’introduction et dont je vous invite vivement à lire l’intégralité dans l’ouvrage à télécharger gratuitement sur le site Micromegapolis :
« Soit la ville de Toulouse. Question : quel est son territoire ? Dans quel environnement se trouve-t-elle logée ? La réponse la plus simple consiste à regarder une carte ou à consulter le portail de l’IGN ou celui, moins précis, de l’omniprésent Google Earth. Malheureusement, ces cartes-là ne disent pas grand-chose des flux dont le maintien est nécessaire à la survie des Toulousains et de leurs commensaux, ce qui est, en somme, la définition d’un territoire : ce grâce à quoi l’existence d’un organisme quelconque est durablement maintenue. En effet, selon les flux choisis, l’extension, les limites et la dimension de leur mouvement varient énormément : le pétrole n’a pas la même provenance que les fromages ; les pièces des Airbus viennent de pays distincts de ceux des touristes ; les poissons de la Garonne ne nagent pas dans les mêmes ‘‘bassins’’ que les ‘‘bassins d’emploi’’ des industries locales ; etc. Et pourtant tous assemblent bien quelque chose comme le territoire nécessaire à l’existence des Toulousains.
Pour capter cette diversité, les cartes qui utilisent la métrique usuelle de l’espace dit euclidien ne suffisent pas. Ce qui est proche si on le mesure en kilomètres peut être infiniment éloigné si on le mesure en intensité des relations. Inversement, des éléments très proches – très reliés, c’est-à-dire très nécessaires l’un à l’autre – peuvent être distants de milliers de kilomètres. Les géographes le savent bien qui doivent inventer, pour capturer ce territoire, des cartes beaucoup plus difficiles à dessiner puisqu’elles doivent superposer des formes dont les frontières ne se recoupent pas. Ces formes aux frontières multiples et qui diffèrent pour chaque entité ont l’aspect bien connu de réseaux.
Bien que ces réseaux soient plus difficiles à déchiffrer que les surfaces bornées et bordées des cartes traditionnelles, ils dessinent pourtant ce dont les territoires plus classiques sont en fait composés. Ce qu’on appelle du terme vague de ‘‘mondialisation’’ n’est que la réalisation progressive, par tout un chacun, que le territoire nécessaire à sa survie n’a pas la forme d’une localité conçue selon la métrique euclidienne, mais celle d’une superposition de réseaux dont les fils n’ont jamais le même contenu, ni la même extension.
Ce qui ne veut pas dire que l’on peut aussitôt replacer cette localité à l’intérieur d’un Globe qui en serait, en quelque sorte, le milieu ou l’environnement total. Cela reviendrait à dire : « Si vous voulez repérer Toulouse, situez-la dans le monde comme un point sur le globe terrestre ». Ce serait non seulement mégalomane, mais surtout une erreur de composition, car nous serions passés beaucoup trop vite d’un territoire trop local à un ensemble beaucoup trop vaste dont les nervures, les flux, les liens, les réseaux n’auraient pas été suivis, recueillis, montés et dessinés. C’est toute la différence entre la ‘‘mondialisation’’ – l’extension des réseaux qui définissent un territoire – et la ‘‘globalisation’’ qui consiste à noyer dans un ensemble très abstrait les relations que l’on venait de découvrir peu à peu. Ni le local, ni le global ne capturent les territoires. L’un est trop petit, trop borné, trop étroit, trop circonscrit (il ne s’agit jamais que des limites administratives de l’État projetées dans l’espace euclidien) ; quant à l’autre, il est trop vague et surtout trop rapidement esquissé puisqu’il totalise sans aucun effort de composition ce qui n’a pas encore été assemblé. »