L’enjeu de ce livre, coordonné par Franck Queyraud autour d’un collectif d’acteurs engagés, bibliothécaires, auteurs, éditeurs, chercheurs, est d’accompagner les bibliothécaires dans leur réflexion sur les atouts et les limites des offres actuelles du livre numérique, de leur permettre de se repérer dans ces productions encore méconnues, afin de les valoriser et de les faire connaître à leurs publics.
Comment penser la bibliothèque d’aujourd’hui sans prendre en considération les formes les plus expérimentales de la création littéraire ?
Quelles sont les nouvelles formes de publication et de diffusion des littératures numériques ? Qui sont les écrivaines et les écrivains à l’œuvre ? Comment développer une politique documentaire entre offre de romans numérisés (homothétiques) et exploration de textes exclusivement numériques ? Quelles médiations adaptées (co-)construire ?
Il s’agit notamment de montrer comment on lit, écrit et édite avec les moyens informatiques à notre disposition depuis une cinquantaine d’années, mais également d’indiquer ce que changent ces outils au quotidien dans le travail d’un auteur.
Franck Queyraud évoque l’ouvrage sur Numipage
Le livre est accompagné d’une Cartographie de ressources en ligne, en accès libre.
Une sélection de coups de cœur de littératures numériques étable par les contributeurs du livre :
Je diffuse en ligne l’article que j’ai écrit pour cet ouvrage collectif :
Lire/Écrire sur le Web : Comment les auteurs utilisent le Web pour créer ?
Les auteurs que nous évoquerons dans cet article ne sont pas les plus connus du grand public, mais ceux dont la création en ligne est la part centrale du travail, ceux pour qui lire/écrire a partie liée, une lecture comme une écriture déterminées par le format et le support de production et de diffusion : l’ordinateur portable, la tablette, et de plus en plus souvent le smartphone.
Les lieux d’écriture
Dans son texte « Oloé : des espaces élastiques où lire où écrire », Anne Savelli décrit ces endroits où lire où écrire, de ville, de mer, de campagne qui font une brèche, nous y accueillent. Le site de l’auteur est selon moi un de ces espaces élastiques décrit par Anne Savelli où façons de lire et manières d’écrire sont exposées, diffusées, lisibles par tout le monde, et plus seulement pour l’auteur seul. La pratique d’écriture s’ouvre ainsi aux autres : aux lecteurs comme aux autres auteurs, aux commentaires comme aux partages.
Le terme d’atelier qu’on évoque parfois pour définir le blog est un peu réducteur à l’artisanat de l’autopublication et à l’amateurisme qu’on y associe immanquablement compris de manière péjorative. L’oloé, tel que le conçoit Anne Savelli, est plus ouvert, hybride, comme aujourd’hui l’écriture sur le Web.
L’écrivain utilise le Web comme outil d’écriture, d’expérimentation et d’archivage tout autant que comme support de diffusion. Mais même si l’on a coutume de parler de publication, pour beaucoup d’entre eux cette publication en ligne ne peut être comparée à une publication par un éditeur. Le statut du texte est donc clairement en cause et la notion d’auteur remise en question. Les interactions, les collaborations et les phénomènes réticulaires qu’autorisent les outils du Web participatif appelé communément le Web 2.0 incitent également de plus en plus de personnes à écrire et à lire en réseau.
Usages et caractéristiques du web pour l’écrivain
Le Web 2.0 a été l’occasion d’une large diffusion d’outils faciles d’accès et gratuits. Depuis longtemps le texte numérique assume le fragment, fonctionnant par série et récurrence, il organise sa porosité aux autres formes d’expression en accueillant l’image, le son. Il fait place au lecteur, revendique le collectif. La hiérarchie entre écriture et lecture s’y trouve bouleversée. Le livre devient inscriptible : le lecteur écrit le livre tout en lisant. Il peut pénétrer au cœur du texte, interroger ses contenus et créer son parcours de lecture au fil de ses recherches. Le site devient un livre mais pour qu’il soit lisible, il faut le structurer et l’éditorialiser, afin de permettre au lecteur une lecture hybride et débridée. Le site est un processus (dans son mouvement propre). Le livre est un monde clos, fermé sur lui-même. Le site est infini, ouvert.
Mais depuis l’apparition des réseaux sociaux et de leur développement massif au milieu des années 2000, l’éclatement des lieux d’écriture s’est intensifié. L’écrivain multiplie les productions hors du livre (performances, lectures publiques, interventions sur le territoire, travaux sonores ou visuels). C’est le « sacre de l’hybride » dont parle Milad Doueihi. Comme l’essentiel des individus, de plus en plus d’auteurs utilisent Internet pour leurs recherches.
Ce qui différencie les approches des écrivains du Web est la manière avec laquelle ils abordent cette recherche et comment celle-ci intègre leur travail et en modifie intrinsèquement le résultat, qu’il soit numérique ou imprimé.
L’exemple d’Olivier Hodasava est à ce titre révélateur. Depuis 2010, l’auteur publie régulièrement sur son blog Dreamlands Virtual Tour de courtes histoires inspirées de captures d’écran capturées aux États-Unis, en Europe, en Asie, en Afrique, sur le service de navigation virtuelle Google Street View. En utilisant cette cartographie en ligne, Olivier Hodasava compose de brefs récits à partir des photographies et des impressions que lui laissent ses visites virtuelles. En 2014, il a publié Éclats d’Amérique : chroniques d’un voyage virtuel. Il y reprend le dispositif développé depuis plusieurs années sur son blog, en écrivant un autre récit de voyage imaginaire à travers les cinquante états d’Amérique, sans avoir recours cette fois-ci aux images collectées sur le Web.
François Bon et Jérôme Denis sont à l’initiative du projet des Vases Communicants, dont je suis fier d’avoir trouvé le titre. Plus de 750 membres sur la page dédiée sur Facebook. Le principe, c’est ne pas écrire pour, mais chez l’autre. À charge à chacun de préparer les rencontres, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement. L’échange était fixé le premier vendredi de chaque mois. Le rendez-vous des vases communicants, une médiation autour de ces échanges littéraires a longtemps été tenu par Brigitte Célérier, à l’origine de ce partage indispensable. L’expérience a commencé en 2009 mais même si elle n’est plus très active depuis 2017, elle reste un jalon important de ce travail en commun des auteurs.
Existe-t-il une littérature dans les réseaux sociaux ?
La littérature peut-elle naître de ce qui semble lui être totalement étranger : l’immédiateté, le manque de recul, la familiarité, l’abrégé ? Sylvie Gracia en apporte la preuve en constituant un véritable journal en photo-textes sur Facebook, se lançant ainsi dans un projet littéraire unique qui bouleverse la pratique traditionnelle de l’écriture autant que sa réception.
Avec Facebook
André Markowicz choisit Facebook dans un premier temps pour publier ses articles avant qu’ils soient ensuite publiés aux éditions Inculte. « Parce que c’est seulement avec Facebook que je me suis senti capable de parler — de parler, et donc d’écrire, puisque je n’arrive toujours pas à faire la différence entre un texte parlé — raconté — et un texte écrit. Il y avait là, d’une façon ou d’une autre, un essai de forme nouvelle. Je n’avais évidemment pas cherché à en créer une, — ça s’était juste trouvé comme ça. » Ses articles, dont le début seulement paraît sous forme de statut Facebook, nous incitent à Lire la suite… Il faut pour cela ouvrir une nouvelle page avant de pouvoir lire le texte dans son intégralité. Les deux premiers volumes ont été publiés sous le titre Partages, mais le troisième ne verra pas le jour par manque de succès, ce qui pose la question de la permanence d’un projet éditorial et de la pertinence de certains mode de diffusions en fonction.
Avec Twitter
« L’écriture par Twitter, écrit Alexandre Gefen, relève d’un détournement d’une technologie au profit d’un désir d’écriture : celui de produire une théorie d’états d’âme, une météorologie de l’humeur du lieu, un flux atomistique d’autant plus transitoire qu’il accepte de dissoudre sa propre voix dans le bruit immense de la présence textuelle numérique d’autrui. Cette discontinuité, qui interdit de constituer le texte en une nappe unifiée dont la lecture serait prévisible et maîtrisable, produit des fragments qui s’exposent et se détachent poétiquement de la temporalité énonciative globale, de la timeline sociale pour acquérir une portée expressive. »
La pratique du microblogging littéraire sur les réseaux sociaux, et notamment l’invention de la twittérature, montrent une forme de détournement d’un dispositif d’écriture par statuts d’abord imaginé pour partager des informations et entretenir des relations sociales. Le réseau fonctionne à la fois comme contrainte, puisque la publication est restreinte à 280 caractères, et comme plateforme de diffusion. Les genres littéraires produits varient, même si la limite de caractères favorise la poésie et les textes courts.
Certains auteurs se passionnent pour la littérature écrite sur smartphones sous forme de courts messages. Les exemples sont nombreux : En 2010, Jean-Yves Fréchette et Jean-Michel Le Blanc créent l’Institut de Twittérature comparé. Lucien Suel publie sur Twitter ses poèmes express et plus récemment une série avec le mot clé #4versde12mots où il associe texte et photo comme pour le texte écrit avec sa femme Josiane Suel, La poussière. Entamé en 2010, La dérive est un chantier littéraire collectif de Montréal auquel participent Victoria Welby, Myriam Marcil-Bergeron, Benoit Bordeleau, Alice van der Klei et un nombre indéfini d’autres collaboratrices et collaborateurs. Entre décembre 2008 et avril 2010, Thierry Crouzet écrit le roman Croisade, un texte composé de 5200 tweets. En 2012 enfin, Dominique Hasselmann écrit 140 tunnels qui paraît chez Publie.net.
Avec Tumblr
Tumblr propose une forme de microblogging centrés sur les supports de diffusion : L’image, le son, la vidéo et le texte. Les auteurs qui investissent ce réseau n’ont souvent pas de blog, Tumblr leur permet créer un site agglomérant les sources trouvées au fil de leur parcours sur Internet, évoquant le plus souvent la forme d’un carnet de travail, d’un cahier des sources d’inspirations, voire d’un pense-bête. Didier Da Silva, diffuse ainsi avant la sortie de son livre L’ironie du sort, une série de diptyque d’images énigmatiques qui intriguent le lecteur et représente une introduction à son livre. Eric Pessan tient depuis plusieurs années un blog où il diffuse quotidiennement les dessins qu’il réalise sur son carnet. L’ensemble de ces dessins ont été publiés en 2015.
Avec Instagram
La bibliothèque publique de New York vient de lancer une expérience inédite de livres sur Instagram. Même s’il s’agit de livres anciens (Alice au pays des merveilles, notamment) et que l’intention est de toucher les jeunes lecteurs qui seraient éloignés du livre, l’approche est intéressante car elle valorise une fonctionnalité de l’application dont le nom aurait depuis longtemps dû attirer notre attention : stories.
En dehors de cette approche qui gagnerait à être investie par les auteurs, en y associant l’image par exemple, comme le font déjà de nombreux auteurs de bande dessinée qui y publient leurs récits visuels, ce réseau est plutôt utilisé de manière classique, en développant notamment des séries visuelles, c’est le cas de Sébastien Rongier avec sa série de photographies en noir et blanc Les matins, mais aussi l’approche d’Olivier Hodasava qui y accumule un ensemble de photographies trouvées ou bien encore celle d’Olivier Jacquemond qui accompagne sous une forme de work in progress l’écriture manuscrite de son Livre fantôme.
Avec YouTube
La littérature s’écrit aussi en vidéo sur des chaînes YouTube. Ce que Gilles Bonnet nomme LittéraTube est « un écosystème littéraire évolutif et inédit, dans lequel figurent des contenus nativement numériques et « YouTubéens », c’est-à-dire pensés et créés pour être mis à disposition d’un public d’internautes usagers du site, ou des contenus provenant d’autres médias (TV, radio, captations) et désormais remédiatisés sur cette plateforme hégémonique. » YouTube s’affirme en effet comme un nouvel espace de création littéraire, héritier par exemple du vidéopoème ou du cinétract, au sein de laquelle le vlog, prolongement audiovisuel du blog, occupe une place centrale.
Interaction auteur lecteur
Les liens entre auteurs et lecteurs sont devenus versatiles. Il n’y a plus d’un côté les auteurs sur leur piédestal et de l’autre les lecteurs attendant impatiemment la publication de leurs textes. Une forme de réciprocité s’est lentement opérée depuis l’apparition du web 2.0. et s’est accentuée avec l’essor vertigineux des réseaux sociaux.
Le succès rencontré par l’encyclopédie collaborative Wikipédia a ouvert la voie à de nouvelles pratiques de partage de la connaissance et des savoirs. Les modalités de rencontres de l’auteur et du public ont très considérablement évolué. Leurs relations et leurs rôles sont devenus interchangeables sur Internet.
L’auteur a toujours été un grand lecteur, mais, et c’est là que le changement intervient vraiment, le lecteur est désormais aussi un auteur.
La rencontre directe, en vis-à-vis, à l’occasion de salons, de foires du livre, de signatures en librairie, de lectures publiques ou de conférences et même lors d’ateliers d’écriture, se déplace désormais sur Internet, via le site de l’auteur et ses commentaires quand ils ne sont pas fermés, ou par l’intermédiaire des réseaux sociaux, même si ces derniers ont beaucoup vampirisés les commentaires des internautes qui se sont reportés sur Facebook, au risque de créer une déconnexion entre le site, son auteur et son lectorat.
Les démarches les plus intéressantes sont celles qui permettent l’association des deux, rencontres physiques et rencontres en ligne.
Les ateliers d’écriture en ligne
La pratique des ateliers d’écriture qui existe depuis très longtemps en bibliothèque, se propose également aujourd’hui en ligne. À cet égard l’expérience des ateliers d’écriture en ligne de François Bon est tout particulièrement intéressante. Pour mémoire également, l’expérience que j’ai menée en ligne dès 2004 sur un wiki (technologie utilisée par Wikipédia) sur le site Marelle : Zone d’Activité Poétique, a elle aussi été riche d’enseignement. Elle a d’ailleurs été publié en version numérique en 2010 puis rééditée en version numérique et imprimée par Publie.net.
Avant même la publication de son livre Tous les mots sont adultes, François Bon n’a eu de cesse d’animer des ateliers d’écriture, mais progressivement cette activité s’est de plus en plus portée sur le Web comme le reste de ses activités et notamment la publication de ses livres, après récupération de ses droits auprès de ses anciens éditeurs. Chaque année, depuis 2013, François Bon propose en effet un atelier d’écriture en ligne très suivi. Depuis deux ans l’intégration de la vidéo et l’accompagnement d’un groupe Facebook dédié à l’atelier ont démultiplié l’échange, de même que l’édition de livres associés à l’issue de chaque cycle d’atelier. Lors de l’été 2018, l’expérience menée sur son site (une fois par jour le premiers mois puis une à deux fois par semaine ensuite) a réuni plus de 150 participants, auteurs et contributeurs et plus de 3200 contributions sur l’ensemble des 45 ateliers proposés en ligne par François Bon.
Des résidences
La dimension numérique des résidences d’écrivain laisse encore à désirer, alors que celle-ci pourrait assurer une plus large diffusion du travail de l’auteur, à son implication sur le territoire en lui permettant de dépasser le seul public du lieu. De très nombreux auteurs ont bénéficié du dispositif de Résidence d’Île-de-France. À noter l’indispensable médiation réalisée par l’équipe de Remue.net sur le site de la revue en ligne.
La résidence d’écriture se révèle pour tout auteur un moment essentiel dont l’enjeu est double : pouvoir poursuivre en toute quiétude son travail de création, et s’inscrire dans un territoire, un lieu d’accueil par diverses interventions (rencontres et lectures publiques, ateliers d’écriture, etc.). Si les modalités diffèrent selon les structures (l’auteur ne « réside » pas forcément sur place, mais assure des moments de présence), et si ces dispositifs s’accompagnent de quelques paradoxes, il s’agit toujours d’affirmer la place de l’écrivain dans le contemporain.
En parallèle à leur programme de résidence d’écrivain, certains lieux proposent des résidences numériques, en appui de la résidence sur place mais parfois également uniquement en ligne. C’est notamment le cas du Pôle livre de Ciclic – agence régionale du Livre, de l’Image et de la Culture numérique, en région Centre-Val de Loire avec son Labo de création et la mise en ligne des œuvres très variées de nombreux auteurs Christian Garcin associé à Tanguy Viel, Arno Bertina, Frank Smith, Valérie Mréjen, Pierre Senges, Nathanaël Gobenceaux, Cécile Portier ou bien encore Camille de Toledo.
La Marelle à Marseille propose également un riche programme de résidence où le numérique est associé, notamment avec leur programme de résidences et la publication de plusieurs livres numériques.
Il faut également citer la résidence d’auteur organisée par l’association l’Esprit du lieu en bordure du lac de Grand-Lieu qui a accueilli de nombreux auteurs ces dernières années : François Bon, Anne Savelli, Hélène Gaudy. La résidence de ces dernières a donné lieu à l’écriture de deux livres : Grands lieux d’Hélène Gaudy et L’Île ronde d’Anne Savelli, tous deux parus aux éditions Joca Seria, dans le prolongement de leur résidence.
La résidence d’écrivain est bien entendu résidence d’écriture (les deux termes sont d’ailleurs utilisés). Certains écrivains intègrent ce qu’ils vivent lors de la résidence à l’écriture de leurs textes. Anne Savelli intègre par exemple le récit de sa résidence dans son livre Décor Daguerre. Laurent Herrou, dans son livre Je suis un écrivain, évoque également son statut d’auteur et décrit longuement la solitude des résidences d’auteurs. Dans La grande Villa, Laurence Vilaine qui a été deux fois en résidence à la Marelle, évoque la disparition de son père à travers cette maison de passage devenue familière, une manière de réfléchir à la notion d’écriture sur le chemin du deuil.
Comment l’auteur publie et diffuse ses productions ?
« Concrètement, recommande Olivier Ertzscheid, il faudrait enseigner la publication et en faire l’axe central de la déclinaison de l’ensemble des savoirs et des connaissances. Avec la même importance et le même soin que l’on prend, dès le cours préparatoire, à enseigner la lecture et l’écriture. Enseigner la publication, apprendre à renseigner l’activité de publication dans son contexte, dans différents environnements. »
De nombreux auteurs pensent encore comme Éric Chevillard que le livre sera toujours le terme logique de leurs créations en insistant sur l’effet recueil, la lecture continue, qui diffère de l’effet Web, une lecture de flux. La réinvention du texte pouvant passer par le changement de support. Là où Internet fonde la contrainte, le recueil fonde le genre, il met en évidence, hors de la « fosse à bitumes » définie par François Bon, une puissante logique de liaison, voire d’unification.
Les auteurs ne sont plus liés désormais à un seul éditeur. Ils oscillent selon leurs projets littéraires entre différents éditeurs comme entre numérique et imprimé. De plus en plus d’auteurs multiplient ces expériences éditoriales, leur travail ne pouvant plus se résumer à ce dont parle la presse spécialisée publiée par des éditeurs traditionnels.
Lucien Suel présente depuis longtemps son travail sous la forme d’une sorte d’atelier vivant : sa Station Underground d’Expérimentation Littéraire. On peut y commander des textes que l’on reçoit sous enveloppe aux formats les plus incongrus. Mais Lucien Suel utilise également les réseaux sociaux et les détourne pour écrire certains de ses ouvrages. Il a par ailleurs un éditeur, La Table ronde, qui publie ses textes aux formats plus traditionnels comme ses romans, témoignages, récits, etc.
En parallèle de leurs ouvrages publiés chez des éditeurs (en version imprimée ou numérique), certains auteurs diffusent également une partie de leurs ouvrages au format du livre d’artiste, en les publiant chez des micro-éditeurs ou en les publiant eux-mêmes. C’est notamment le cas de Martin Page et Coline Pierré sur leur petit laboratoire en désordre, de Christine Jeanney, avec ses collages, ses cartons et livres pauvres, comme les Versées réalisés avec Philippe Aigrain, ou ses interventions dans la rue sous la forme de tricot-graffiti (yarn bombing). Ces publications marginales sont souvent elles hybrides. La dimension multimédia (sonore ou vidéo) y est souvent très présente. Comme c’est le cas par exemple pour Corinne Lovera Vitali (avec les Fernandez sur SoundCloud) qui y propose lecture et musique de ses textes et de ceux de Brautigan, Michaux, Carver. Leur approche est souvent celle de l’artisanat.
L’évolution récente de Contre-mur, maison d’édition de poésie contemporaine créée en 2009 par Caroline Scherb et Nicolas Tardy , montre bien ce changement des approches. Après avoir publié des textes sous forme de posters, ainsi qu’un DVD, Contre-mur a décidé en 2015 de se consacrer uniquement à l’édition de livres numériques.
Diversifications des productions
Dans cette diversification des productions, certains auteurs (mais ils ont rares) choisissent d’auto-publier eux-mêmes leurs ouvrages, en numérique et en impression à la demande. C’est le cas de François Bon (avec Tiers Livre éditeur), de Thierry Crouzet (avec Thaulk), ou de Jules Simon, alias Neil Jomunsi. Ils associent à cette diffusion numérique sur toutes les plateformes disponibles (aussi bien Apple que Kindle) une diffusion de leurs ouvrages en version imprimée avec l’impression à la demande (Print On Demand) en utilisant les services d’Amazon (Createspace).
Joachim Séné est un auteur très actif sur Internet, il crée des sites pour de nombreux auteurs et publie ses livres dans des maisons d’éditions privilégiant le numérique (comme Publie.net ou D-Fiction). Il a mis en place sur son site différents protocoles de découvertes de ses textes où il s’amuse de cette position entre imprimé et numérique qu’il cherche à interroger tout en proposant ses textes.
Les textes de la série Nuits par exemple sont lisibles uniquement la nuit, le site étant réglé pour n’afficher qu’un avertissement priant l’internaute de revenir après le coucher du soleil s’il y accède trop tôt dans la journée. Ces Nuits tirent leur unité du principe d’écriture adoptée au moins autant que du thème annoncé, très diversement abordé. Pour prolonger cette réflexion sur les formes de son texte, Joachim Séné a mis en place sur son site la commande d’une Nuit à la demande, écrite à la main pour ceux qui souhaitent les acquérir.
En 2017, Daniel Bourrion lançait de son côté ses fantômes, rematérialisation de « sa sorte de journal ».
Joachim Séné ajoute un vernis blanc sur les textes de son site qu’il vient juste de publier, ils deviennent lisibles au bout d’une journée. L’opacité du contenu de la page passe ainsi de transparent à normal en fonction du temps, car parfois, selon l’auteur, pour un texte en ligne à publication rapide, il faut du temps, de l’hésitation. Ce procédé technique est une alternative aux versions que propose Guillaume Vissac.
Reprendre ses outils en main
Le réseau social est devenu l’un des enjeux du partage et de l’échange sur Internet. Après l’ère du Web 2.0 voici celle de la sociabilisation. Facebook avait ouvert la voie, désormais chaque secteur dispose de sa déclinaison, ses thématiques et ses modalités d’utilisation.
Le développement de l’écriture sur Internet, favorise le retour d’une forme d’engagement et de militantisme en littérature. François Bon invite à « contaminer Internet de l’intérieur pour ne pas le laisser aux démolisseurs du monde ». Les auteurs investissent le Web pour en contourner l’usage, la forme contrainte et faire acte de dissidence en réalisant un formidable détournement du prosaïque par le poétique. Mais il est impératif d’aller plus loin, à l’ère de la surveillance de masse et de la désinformation, de sortir de cette prison dorée des réseaux sociaux qui rendent illisibles et marginales les démarches originales, ayant accaparé toute l’attention du public. Leurs algorithmes et leurs règles d’utilisation très fermées rendent en effet difficile voire impossible une utilisation originale et libre des contenus.
La littérature disparaît peu à peu dans la masse des publications et dans la nasse des réseaux.
Les auteurs doivent passer un palier nouveau, notamment en reprenant leurs outils en main, afin de gagner en indépendance et en autonomie, tout en continuant à s’associer en collectifs autour de projets artistiques, de revues, de maisons d’édition.
Les outils numériques et le réseau ont libéré les auteurs en leur offrant des outils d’écriture innovants, des supports de diffusion et de partage simples d’accès et d’utilisation, mais ceux-ci les enferment désormais dans des modèles (économiques, structurels, etc.) dont ils sont exclus. Si le blog contenait dès son lancement un carcan technologique, des modèles unifiant, dont la structure uniformisait les écrits, comme le regrettait déjà à l’époque de leur apparition Philippe De Jonckherre sur son site Désordre, les auteurs ont largement profité de leur simplicité d’usage et de diffusion, de leur gratuité, pour s’en libérer, mais la liberté qu’ils entrevoyaient alors les enferme désormais. Il est temps de se réapproprier les moyens de création et de diffusion, car les plateformes centralisent les créations des auteurs. Instagram c’est Facebook. Youtube c’est Google.
Nos modes de lecture changent, l’écriture évolue avec le Web. Il nous faut articuler lecture et Internet de manière neuve. Inventer de nouvelles formes éditoriales pour faire reculer les frontières du livre et de la lecture. Ainsi l’œuvre n’est jamais la même lorsqu’elle s’inscrit dans des formes distinctes. À chaque fois, elle porte une signification différente. Il faut expérimenter en dehors de l’industrie du livre, exploiter les outils et médias du Web en privilégiant ceux du logiciel libre, en militant pour un accès à un Internet libre et ouvert et le partage de la culture et des connaissances, pour développer de nouvelles manières d’écrire, de raconter des histoires, de représenter le monde, ce qui ne peut que démultiplier ce qui définit au fond le livre et la lecture, la part de l’imaginaire, le travail de la langue.