En février 2014, à la suite d’un burn out, Cécile Portier entre pour trois semaines en clinique psychiatrique. Pendant ce temps de soins, elle éprouve le besoin de noter les sensations qui la traversent, d’écrire ce lieu et ceux qu’elle y rencontre. Elle enregistre par l’écriture le flux des conversations, des sons, de ses propres pensées (« La pensée est-elle un organe ? Avoir mal en pensant, est-ce mal penser, est-ce une maladie ? »). Elle note le déroulement des heures et des gestes, le « temps qui passe en spirale, en entrelacs, en rond, en n’importe quelle forme qui ne soit ni droite ni orientée », les journées qui se répètent inexorablement, « des horaires pour tout : l’heure des repas, l’heure des médicaments, l’heure des activités, l’heure de fermeture du salon commun. Il y a des horaires pour tout qui font qu’on sait facilement sur quoi bute notre attente ». Les activités, les ateliers dessin, presse, et l’heure du goûter. « De nos vies nous ne voyons que les mécanismes ».
« La question devient : qui a sa place dans ce monde du travail ? »
Grâce à leur ardeur au travail, le système se perpétue et produit en même temps les conditions d’une vulnérabilité généralisée. Ces gens cassés subissent ce que nous connaissons tous : « La montée en puissance du régime de production, l’accélération des cadences, l’intensification du stress, la généralisation des instruments de contrôle, la dureté des contraintes ». Cette « maladie de civilisation » est surtout une « maladie de la relation ».
Le sentiment d’étrangeté du lieu, le sentiment, même, d’en être étrangère, font place au constat que cette intimité non choisie est un partage. « Sur la terrasse on fume. Dans le salon on reste assis, on attend l’heure des repas. On reste assis si on a réussi à s’asseoir ». La description de l’endroit (sa terrasse, son jardin, le salon, les chambres), nous montre l’envers de ces « lieux de fatigue ».
Loin d’être un isolement, ce moment vécu est celui d’une confrontation réconciliante avec l’altérité, en premier lieu la sienne propre. L’occasion de tenter de comprendre avec pudeur la raison de sa présence, de saisir tout ce qui lui échappe, qui transparait dans les moindres faits du quotidien : « Ça toque pour apporter le petit déjeuner. Ça toque pour apporter les médicaments. Ça toque pour laver le lavabo, les sanitaires, le sol, ça toque pour la consultation, ça retoque pour prendre la tension, et ainsi de suite, ça toque ».
L’auteur dresse également le portrait de tous ceux qui l’accompagnent dans cette traversée silencieuse, cette réclusion à l’internement. Les liens se tissent progressivement entre ceux qui se côtoient sans se connaître vraiment, entre qui « s’instaure une politesse très particulière, comme retenue et pudique, et qui est autre chose qu’un ensemble de règles de bienséance. C’est plutôt comme une reconnaissance, le constat de partager quelque chose ». Une longue liste de figures dessinées en creux, qui s’insère au fil du texte comme des apparitions, portraits fragiles rendus vivants, sensibles, par le rythme même de cette énumération, parce que c’est la première construction de langage permettant d’élaborer et de déplacer le regard. Documentation d’un univers, d’un entourage, jusqu’alors inconnu, qu’on prend en note pour ne pas l’oublier. S’oublier.
Ce texte nous touche en nous laissant une impression douce-amère. « Apparemment personne ici ne se tape la tête contre les murs ». Son langage révèle les failles de nos existences sans les accentuer en les dénonçant trop vite, mettant des mots d’une rare justesse, d’une précision saisissante sur ce qui n’en trouvait plus d’efficients depuis longtemps, déficience passagère surmontée en nommant avec précision ce qui l’entoure comme si c’était la première fois, avec une candeur qui vise au cœur, un œil neuf qui permet d’interroger ce qu’on ne voyait plus ou qu’on ne voulait plus voir.
Cécile Portier est une auteur occupée par le monde et sa transcription. Elle a publié plusieurs ouvrages (notamment Contact et Saphir Antalgos, travaux de terrassement du rêve, édités chez publie.net) et réalisé différents projets sur blogue, mêlant texte et photographie, tels que À mains nues où elle a demandé pendant six mois à des passagers du métro de parler de leurs mains, pour ensuite les photographier et rendre compte de ces rencontres par écrit. Plus récemment elle a mis en ligne Étant donnée, un projet collectif de fiction poétique transmédia mené à partir d’une interrogation poétique sur nos traces numériques, qui prend la forme d’un projet artistique hybride où des textes et d’autres propositions graphiques ou sonores se répondent.
Les longs silences, proposé ici dans une version incluant des lectures par l’auteur de certains chapitres du texte, fera l’objet d’une performance multimédia, et prolonge à sa manière cette recherche et cette expérience. « Écrire ici c’est repasser toujours par les mêmes points, oublier l’exigence d’avancer vers quelque part ». Cécile Portier enregistre au plus ras de ce qui se passe, du temps qui ne passe pas. Et toujours, ce refus de se laisser enfermer, jusque dans ce qu’on attend d’elle.