La Grange est un site incontournable. Karl Dubost a commencé il y a dix ans un carnet en ligne, qui peu à peu se constitue en aventure originale, entre Tokyo et Montréal : traces de voyages, carnet photographique, réflexion sur les villes, les livres et la lecture, la mutation numérique et "l’opacité" du présent.
« C’est en ligne sur le web, c’est ouvert, écrit François Bon dans la préface de L’Ange comme extension de soi : mais le livre numérique en produit un parcours, reprend et densifie les thèmes. Chaque lieu du voyage de langue proposé ici renvoie au site, pour restituer le texte dans sa chronologie, sa ville, ses photographies et les lectures en cours. Mais en propose une navigation, une transportabilité. »
Karl Dubost a placé les textes et images de son site en licence d’accès libre. Simultanément Jean-François Gayrard de NumerikLivres, et François Bon de Publie.net, se nous proposent un défi amical et créatif, deux traversées, deux imaginaires du livre numérique comme deux chemins de traverse dans les paysages numériques de La Grange.
« Au fil de mes lectures et de mes relectures, écrit Jean-François Gayrard, dans la présentation de l’ouvrage Avez-vous connu l’amour ?, publié par Numériklivres, petit à petit, tel le sculpteur devant son tas de terre glaise, j’ai commencé à dessiner les contours non pas d’une histoire mais d’un voyage, un voyage dans lequel l’amour, les livres, l’amour des livres, les rencontres, l’amour des rencontres, les femmes, l’amour pour les femmes sont omniprésents avec, en toile de fond, l’amour pour les décors urbains de Montréal, de New York, de San Francisco, de Tokyo. »
Le plus beau livre de l’année est donc celui d’un auteur qui ne l’a pas écrit, le livre inventé par deux éditeurs numériques dont la version de l’un (le numérique comme poésie de la ville, pour François Bon) ne peut se lire sans celle de l’auteur (l’amour comme poésie de la vie) et surtout sans la lecture attentive, régulière du texte en ligne sur le Web qui se poursuit, et dont la lecture est un plaisir sans cesse renouvelé.
Les notes qui suivent sont des extraits de ma lecture croisée de ces deux magnifiques livres crées à partir des textes de Karl Dubost, accompagnée de certaines de mes photographies prises au Japon cette année, à Kyoto et Tokyo, autour de la nourriture, de la cuisine, du goût, car je sais que Karl Dubost y est sensible.
Les pages de ce carnet transportent mes mots. D’un pays à un autre, elles recueillent le produit de mes rencontres, le plus souvent urbaines. Des boîtes dont le contenu est indiscipliné et souvent imprévisible. D’une impression personnelle à une émotion, à l’explication d’un sujet technologique, à la réflexion sur un phénomène de société. Les conteneurs s’empilent sans ordre, si ce n’est l’identifiant de la date.
Bien souvent, la colère me gagne, car la mémoire me fait défaut. Je marche dans une rue que je crois familière. Un nouvel immeuble y est détruit. L’endroit est net et délimité par un cordon. Qu’y avait-il avant ? Je ne me souviens plus. Je me désole alors de la brutalité du changement, mais n’est-ce pas tout simplement la rupture du confort, d’une habitude. Les lieux que j’ai aimés ont eux-mêmes pris la place d’espaces et de bâtiments précédents. Les espaces se combinent, évoluent, changent. La ville est une langue vivante.
La marche se définit dans une trajectoire de sens et d’émotions. Seul ou accompagné, le souffle du mot prend corps dans le mouvement, l’espace et le temps. S’il me fallait dessiner le parcours de cette nuit, les noms de rue auraient des sourires, de la chaleur, des brises légères, des muscles chauds et tendus sous la peau. L’émotion est subtile, timide. C’est une ombre dans la nuit.
Mes errances urbaines s’accompagnent toujours de ces rencontres imprévisibles.
Se perdre pour s’y retrouver, voilà l’essentiel.
Alors que mes souvenirs imparfaits se conjuguent au passé, je me définis au présent.
Sans-abri a remplacé clochard pour décrire l’errance des gens abandonnés dans la rue couchant à la belle étoile. Le mot vagabond a été abandonné et reconquis. Il a pris un sens positif associé aux vagabondages poétiques.
Sur fond de ciel bleu d’hiver, je punaise sur la grande planche de mon coeur les couleurs comme les photographies de vieux souvenirs usées par le temps.
Tout participe à l’écriture d’une émotion.
Prenons Wikipedia, un carnet Web, on ne parle pas de livres. Ce sont des sites Web qui sont composés de documents ou d’applications individuelles connectées les unes aux autres par des liens. Les éditeurs tentent de transformer des livres au format électronique afin de pouvoir les rendre accessibles à la lecture sur une liseuse. C’est bien et nécessaire. Les liseuses sont conçues de façon à traiter la métaphore du livre. Cela devra changer.
Les mots de la lecture dans leur lente dérive associative, je reprends le cours de mes déambulations.
J’écris de petites choses sans importances, je me laisse guider vers l’improbable, le surprenant. La ville est un joueur de flûte, elle m’attire comme un rat vers le grand fleuve de la vie. Le charme sourit à des moments imprévisibles qui ne durent que quelques secondes.
Nos réalités sont construites en éclats, vibrations de moments éparpillés aux quatre coins du globe. Nous vivons de nos interprétations.
Sur nos négatifs, il n’y avait pas la date encore moins l’heure. La mémoire des événements est le seul lien. Les négatifs se succèdent.
Le lieu n’est pas toujours localisé dans le monde physique. L’élégance du hasard est un espace en soi.
Les rencontres nous façonnent et nous fascinent. Un sentiment ténu croît lentement en expérience. Quand la mémoire devient-elle ?
Le temps s’effrite comme un sable mouillé puis séché, il glisse entre mes doigts.
J’ai pris un fond de carte du monde et j’ai placé les différentes destinations (uniquement les grandes villes). Et puis, j’ai retiré le fond de carte. J’y découvre une autre vue, le contexte n’est plus le lieu proprement dit, mais la densité des voyages. Les lieux inexplorés du monde s’y révèlent soudainement.
Les bibliothèques sont désertées.
Un miroir repose entre les pages de tous les livres que nous lisons. Lire est finalement devenu une activité extrêmement personnelle et intime. Il est si troublant d’y découvrir une partie cachée de soi que l’on avait oubliée, parfois à propos.
Une œuvre n’est pas un livre. Donnez-moi le texte. Oubliez votre contrôle. Je veux pouvoir lier les œuvres entre elles, les réseauter, les manipuler, les sculpter, les agrémenter de mes photos, créer des liens vers des pages, des cartes. Je veux pouvoir enrichir le texte tout comme je le fais avec mon imagination. Mettre une œuvre en ligne et l’enfermer dans un pseudo-livre tue toutes passions autour du texte et de ce que la technologie permet.
J’ai le temps de mémoire pour chaque livre. Individuellement, ils réveillent un coin empoussiéré de ma mémoire. L’histoire, parfois les circonstances de l’achat, ou de l’humeur pendant la lecture surfacent. Le danger réside dans l’ouverture du livre. Je baigne de nouveau dans ses phrases, dans ses illustrations.
Ma journée est le grenier d’une grange dans lequel on trouve bien sûr des souvenirs mais surtout où on crée des aventures neuves, sur des terrains inexplorés.
Noter ses idées permet de s’en débarrasser, de les oublier et de retrouver finalement uniquement celles qui avaient vraiment un sens. Je note et puis j’oublie.
En revanche, je suspend mon souffle.
Suspendre son souffle, pas longtemps…
Je ne cesse pas de peindre mon environnement avec mes rêves, mes rêves éveillés.
Nous avons parfois cette inclination à nous laisser glisser sur la carte et le temps afin de découvrir un ailleurs.
Il y a la soirée pour oublier l’après-midi, les lumières de la ville pour éviter le vide. À l’intérieur de ma coquille, je ne peux voir le fond, cruellement froid, à l’extérieur, je découvre la lumière. S’ouvrir.
Se rebeller contre la médiocrité, outiller le changement, construire des univers de beauté. Je bricole les mots et les pages. J’investis le territoire.
Il ne faut jamais renoncer à se réinventer.
Dans le texte se révèle le quotidien ; dans la fiction, le réel.
Que l’on me permette de télécharger des morceaux de livres, de laisser composer mon livre avec les bouts de texte que je désire.
Hubert Guillaud, en visite à Montréal l’an passé, m’a posé une question. « As-tu l’intention de publier un livre de tes photographies ? » Je suis toujours mal à l’aise face à cette question. Il n’est pas le premier, mais j’ai toujours dû mal à avoir une réponse. Ma pensée immédiate est toujours : « Pourquoi ? » Mes photographies, mes textes de toute nature sont déjà publiés en ligne. Ils sont accessibles à de nombreuses personnes, bien plus que n’importe quel tirage papier. Les photographies sont sous licence Creative Commons. Qu’apporterait de plus un livre ? Une validation sociale ? Cela ne m’intéresse pas, en tout cas pas celle-ci.
La mémoire diffusée largement est un outil de contrôle ou de déstabilisation. On le remarque notamment dans les tentatives de lois autour de l’interdiction de filmer les interventions policières. L’image en tant que preuve bien souvent remplace la preuve par le papier. Voir pour croire. Il ne faut pas oublier que ce n’est pas un phénomène nouveau.
Nous avons tous nos zones d’ombres, un non lieu tapi au fond de notre âme. Il s’y cache les pensées troubles, les envies inexplicables, les douleurs et parfois même les rêves les plus fous. Parfois, dans une inconscience légère, nous décidons d’y plonger le corps entier avec le désir de s’ouvrir, de faire face à ses peurs, ses désirs, les moments de joies qui n’ont pas encore de mémoire.
L’oubli est une fonction utile et nécessaire de nos vies. Nous apprenons beaucoup à nous souvenir et finalement très peu à oublier. Quelques circonstances exceptionnelles invitent à l’oubli ou plutôt à une mémoire travestie. Le deuil est une de ces occasions. Et pourtant, sans l’oubli, nous ne pourrions ni agir, ni décider. L’oubli n’a rien d’une destruction, mais bien plutôt est une distance à l’objet, une opacité plus importante.
Cette femme que j’avais rencontrée sans qu’elle ne le sache, n’est pas venue, cette semaine. Attendre une femme sans lui avoir donné rendez-vous pour une rencontre de hasard.
C’est peut-être le son de sa voix, le fantasme de la courbure de ses hanches, ou tout simplement ce regard absent. Un jour, après quelques années, elle attend un enfant et il le regarde grandir. Cet enfant devient l’essentiel de leurs vies. Cela n’exclut pas les petits accidents de la vie, les coups d’infortune qui vous recourbent tout entier, jusqu’au jour où vous ne pouvez plus vous relever.
Elle de son côté, moi du mien. Que de mots silencieux nous avons échangés, que d’errements buissonniers nous avons vécus. Ses mains comme des mots dans la nuit dessinant le vol d’un papillon. Il y aura une autre fois.
Il n’y a pas de vérité, juste une lecture des signes.
Je ne suis pas un spécialiste en sociologie, je ne suis qu’un poète urbain, un incompétent des mots qui trébuche à loisir sur les émotions et les couleurs.
Les hommes vivent dans ces espaces repliés. Nous y construisons nos mémoires. Et pourtant, l’idée d’ancrer des racines dans un territoire ne m’attire pas vraiment. J’ai cette ambiguïté de vouloir observer le quotidien, de me perdre dans la lenteur d’une journée, de l’épuiser jusqu’à l’aurore, mais le plus lentement possible.
Tout l’univers se fixe dans le silence et l’immobilité comme le moment précédent une explosion.