La structure narrative du premier et court roman, Le mobile de Javier Cercas (publié aux éditions Actes Sud en 2016 dans une traduction d’Élisabeth Beyer et Aleksander Grujičič), met en scène Álvaro, employé dans un cabinet juridique dont le rêve est d’écrire un grand roman en subordonnant sa vie à la littérature.
« Álvaro se plonge dans son travail. Ses personnages l’accompagnent partout : ils travaillent avec lui, se promènent, dorment, vont aux toilettes, boivent, rêvent, s’assoient devant le poste de télévision, respirent avec lui. Il noircit des centaines de pages d’observations, d’annotations, d’épisodes, de corrections, de descriptions de ses personnages et de leur milieu. Les dossiers deviennent de plus en plus volumineux. Quand il croit enfin disposer d’une quantité suffisante de matériau, il se lance dans la rédaction proprement dite. »
Le mobile est un roman sur l’écriture d’un roman. L’histoire et le récit de sa construction s’entremêle tout comme le monde réel et celui de la fiction.
« Quand il n’officie pas dans le modeste cabinet juridique qui l’emploie, Álvaro pense à Flaubert. Comme lui, il veut écrire un grand roman. Son idée – simple et efficace – consiste à produire une nouvelle variation sur le couple et ses avatars : l’amour, l’argent, le crime. Le plan est précis, la routine efficace ; il ne manque plus que la réalité lui fournisse l’essentiel : le matériau, la vérité de son histoire. C’est ainsi qu’avec une méticulosité aussi attentive que soudaine, Álvaro jette son dévolu sur ses voisins et, ne reculant devant aucun sacrifice pour approfondir son sujet, en vient à prendre d’assaut la truculente concierge. Dans une mécanique parfaite, se met en place l’intraitable jeu de la fiction et du hasard.
Ce soir-là, en rentrant du bureau, Álvaro se sentit fatigué. Tandis qu’il préparait son dîner, il se dit que ces derniers temps il travaillait peut-être trop et que des vacances lui feraient du bien. Il ne mangea presque rien et s’assit un moment devant la télévision. Vers minuit, comme il s’apprêtait à aller au lit, il entendit, dans le murmure des respirations de la nuit, quelqu’un trifouiller dans une serrure ; puis un bruit sec qui révélait la résistance d’une chaînette intérieure. Álvaro se colla à sa porte et regarda par le judas. le couple Casares discutait, de part et d’autre de la porte entrebâillée. En toute logique, la conversation se déroulait à voix très basse, mais Álvaro aurait aimé que le silence complice de l’immeuble lui permît d’en capter ne serait-ce que quelques bribes.
La femme chuchotait qu’elle en avait assez qu’il rentre tard à la maison et que, s’il n’était pas capable de se comporter décemment, il ferait mieux d’aller dormir ailleurs. D’une voix avinée et suppliante, le mari implora qu’elle le laisse entrer (il avait la langue pâteuse et ses propos n’étaient qu’un murmure étouffé) ; il reconnut qu’il avait passé la soirée avec ses copains, qu’il avait bu ; dans un accès d’indignation vaguement virile, il lui demanda ce qu’il aurait bein pu faire toute la journée à la maison, désœuvrée, impuissant et si elle préférait le voir abruti à force de regarder la télévision, si elle voulait qu’il devienne plus gros qu’il ne l’était déjà à force de manger comme un porc à longueur de temps. Après un silence souligné par l’essoufflement de son mari, la femme lui ouvrit la porte.
Álvaro débrancha le magnétophone, le transporta en courant à travers le couloir, le rebrancha dans la salle de bains, reprit son poste d’observation, mit en marche l’appareil. Sa fatigue avait disparu ; tous ses membres étaient en éveil.
L’homme avait élevé la voix, repris de l’assurance. La femme exigea qu’il ne parle ps si fort, les enfants dormaient et en plus les voisins pouvaient les entendre. L’homme cria qu’ils pouvaient aller tous se faire foutre ; il demanda à sa femme pour qui elle se prenait, elle n’avait pas à lui dire ce qu’il devait faire, c’était toujours pareil, toujours à lui faire la leçon et à lui donner des conseils stupides, là, il en avait marre, c’est pour ça qu’il se trouvait dans cette situation, s’il ne s’était pas marié avec elle, s’il ne s’était pas marié avec elle, s’il ne s’était pas fait avoir comme un imbécile, ce serait une autre paire de manches maintenant, il aurait pu se consacrer à ce qu’il aimait vraiment, il n’aurait pas été obligé de venir vivre dans cette ville qui le dégoûtait, il n’aurait pas été obligé de se mettre en quatre pour gagner un salaire de merde et faire vivre une famille, maudite soit-elle...
L’homme se tut. Dans le silence que seul troublait le bourdonnement ténu de la bande magnétique, on entendit des sanglots féminins. Álvaro était tout ouïe. Il craignit qu’ils n’entendent le bruissement de la cassette et il le couvrit de son torse. La femme pleurait en silence. De la petite fenêtre lui parvinrent les ondes d’une station de radio. Il balbutiait aussi des mots dont Álvaro ne captait que le murmure inintelligible.
Il eut l’impression d’entendre de l’autre côté des caresses et des réconciliations. c’était la fin de la séance.
Il débrancha le magnétophone très discrètement, le rapporta dans le salon et rembobina la bande. Un gargouillis dans le ventre lui rappela qu’il mourait de faim. À la cuisine, il se prépara un sandwich au jambon, fromage et beurre et une canette de bière, puis apporta le tout sur un plateau au salon ; Il écouta la cassette, tout en dévorant. Il jugea le son de l’enregistrement acceptable et son contenu, magnifique. Avec la satisfaction du devoir accompli, il se mit au lit et dormit sept heures d’une traite.
Cette nuit-là, il marcha de nouveau à travers une prairie très verte où hennissaient des chevaux dont la blancheur l’effraya un peu. Il distingua au loin la pente douce de la colline et s’imagina enfermé dans une immense caverne parce que le ciel semblait d’acier et de pierre. Il montait sans effort à flanc de colline, sans oiseaux, sans nuages, sans personne. Un vent âpre s’était levé et ses très longs cheveux lui barraient a bouche et les yeux. Il se rendit compte qu’il était nu mais il ne sentait pas le froid : il ne sentait que le désir d’atteindre le sommet vert de la colline sans oiseaux, la porte blanche avec la poignée d’or. Et il vit avec plaisir que sur l’herbe humide au sommet reposaient une plume et du papier immaculé, une machine à écrire déglinguée et un magnétophone qui émettait un bourdonnement métallique. Au moment d’ouvrir la porte, il savait déjà qu’il ne pourrait pas la franchir, même si ce qu’il cherchait guettait de l’autre côté, que quelque chose ou quelqu’un l’inciterait à faire demi-tour, à demeurer sur le sommet vert de la colline, face à la prairie, la main gauche sur la poignée d’or, la porte blanche entrouverte. »
Le mobile, de Javier Cercas, Actes Sud, 2016.