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Lectures croisées, écritures parallèles

J’ai lu il y a longtemps déjà Je me souviens de Georges Perec. Je me souviens de la référence à Joe Brainard, inspirateur du texte, curieux j’ai lu son I remember . J’ai toujours admiré qu’une même idée puisse être traitée par deux créateurs si différents et parvienne à créer deux textes radicalement différents. Et depuis ce temps j’évoque toujours le livre de Joe Brainard par son titre original en rappelant à ceux qui ne connaisse que le texte de Georges Perec, l’existence de son inspirateur de l’américain.

Joe Brainard est également à l’origine d’un travail (je n’ose parler d’œuvre) que je mène depuis quatre ans sur Internet, il s’agit de Page 48 l’audioblog collectif de lectures versatiles que j’ai créé en 2005, à partir d’une phrase, un de ses je me souviens où l’auteur avoue avoir eu le projet de déchirer toutes les pages 48 des livres de la Bibliothèque de Boston où il habitait avant d’abandonner son projet.

Pendant des années j’ai gardé cette idée dans un coin de ma tête en me disant qu’il y avait là matière à création. J’ai imaginé une collection de pages provenant de livres que je trouvais. Bibliothécaire, je n’ai pas eu trop de mal à m’en procurer une assez belle collection, mais je la trouvais sans vie, sans intérêt. Et quand les premiers podcasts sont apparus, je me suis lancé dans cette aventure collective. Depuis, près de 300 enregistrements de personnes très différentes sont venues enrichir, de leurs lectures variées, la bibliothèque audio que l’ensemble constitue désormais. J’ai même diffusé une sélection des textes que j’écrivais en marge de ces lectures à partir d’une contrainte de taille (je ne gardais que 48 mots de la page 48 pour composer un poème), dans en avant marge, l’un des tous premiers ouvrages diffusés sur Publie.net par François Bon, en janvier 2008.

L’ouvrage de Thierry Crouzet que Christophe Grossi présente parallèlement à mon texte deux temps trois mouvements diffusé par Publie.net s’intitule J’ai eu l’idée. Il s’agit de 295 fragments qui sont un imaginaire du monde, numérique inclus. Ce texte s’inspire de Je me souviens comme Thierry Crouzet le rappelle est exergue de son ouvrage : "Le titre, la forme et, dans une certaine mesure, l’esprit de ces textes s’inspirent des Je me souviens de Georges Perec, eux-mêmes inspirés des I remember de Joe Brainard." Voilà qui d’emblée nous fait un fameux point commun. Anecdote amusante au passage, au moment de la diffusion de l’ouvrage, une petite coquille, disparue depuis, avait transformé Joe Brainard en Jo Mainard, ce qui était sans doute une forme de clin d’œil amical.

« J’ai eu l’idée que le monde était tel que les hommes voulaient le construire. »

Par de nombreux côtés Thierry Crouzet est, avec son texte, beaucoup plus proche de Joe Brainard que de Georges Perec. Ce dernier définissait ainsi sa démarche : « des petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d’un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées. » Alors que pour Joe Brainard, il s’agit de l’autobiographie éclatée d’un artiste homosexuel présentée sous forme de souvenirs disparates. I remember, publié en 1970, complété en 1972 et 1973, comporte 497 fragments retraçant son enfance et son adolescence dans l’Amérique d’après-guerre.

L’idée c’est ce à quoi l’on pense mais qu’on ne réalise pas forcément, et cette collection d’idées renforce cette impression de fuite du temps : « Encore une fois, je n’ai pas fait fortune. »

« J’ai eu l’idée de devenir rock star alors que je suis incapable de chanter Au clair de la Lune. »

Idée ou envie ? Thierry Crouzet parle même à un endroit de révélation.

« J’ai eu l’idée que gagner du temps exigeait autant d’efforts que gagner de l’argent. Dans les deux cas, faire fortune est synonyme de perdre la santé. »

J’ai eu l’idée est le portrait d’un pionner. Une série d’aphorismes à la fois drôles, dérangeants, incisifs, poétiques, métaphysiques sur le travail, l’argent, la réussite, la santé, la nourriture, la culture, les questions de société, l’économie, la politique, la religion, le livre, l’histoire, le numérique et Internet. Une manière de raconter sa vie à partir des idées qu’on a, qui nous traversent et qu’on note pour ne pas les oublier, ce qu’on réalise (ce qu’elles nous permettent de comprendre ou de créer) à partir d’elles, ce qu’elles déclenchent en nous comme un défit, ce qu’elles dénouent et parfois mettent entre parenthèses (nos espoirs, nos rêves) ou les remettent à plus tard. En fait l’ouvrage est une réflexion en creux sur cette question en apparence banale : qu’est-ce qu’une idée ?

« J’ai eu l’idée de ne pas jamais m’interroger sur les idées qui traversaient les autres. Je me tiens résolument éloigné de la psychologie. »

« J’ai eu l’idée que les idées n’avaient aucune importance. Elles passent aussi vite que les faits divers. »

J’ai toujours été très sensible à la contrainte dans l’écriture. Mais qu’est-ce au juste une contrainte ? Une règle littéraire non canonique que l’on emploie systématiquement lors de la rédaction et/ou de la lecture d’un texte. La contrainte, ainsi définie, est un phénomène d’innovation littéraire de tous les temps.

Dans l’ensemble des textes pour lesquels j’ai réalisé un atelier d’écriture, j’appelle d’ailleurs cela des contraintes d’écriture alors que je devrais privilégier le terme de propositions plus consensuel, il y en a plusieurs avec des contraintes proches de celle que l’on trouve dans l’ouvrage de Thierry Crouzet. Je pense aux textes qui s’articulent autour d’une formule récurrente qu’on répète en début de chaque texte ou paragraphe.

1 jour de Charles Pennequin, par exemple : A partir d’images fugitives que l’on garde d’une personne ou de son environnement, images liées à un jour précis dans notre mémoire, faire le portrait en creux d’un être que l’on aime, en débutant chacune de ces phrases par la formule suivante : "1 jour". Put-Put, Epidemik , de Joël Hubaut, un immense collage/assemblage qui prend la forme d’une litanie de Je voudrais, l’énergie décalée des mots, un langage détourné, en rébellion permanente, avec des hoquets ou des toux incongrus, une parole totale et ouverte, témoignent de la singularité du regard que l’on veut porter sur le monde qui nous entoure. La répétition du terme je pense à toi dans l’ouvrage de Frank Smith, agit comme un déclic, un irrésistible élan, qui permet d’écrire à l’être que l’on aime. L’aveu devient témoignage et tendre ritournelle aux travers de phrases-souvenirs, pensées et regards furtifs. Une déclaration d’amour à la recherche de l’autre soi-même. Litanies du scribe, de Jude Stéfan, avec le nom d’un écrivain, d’un acteur, d’un chanteur, d’un homme ou d’une femme aimés, que l’on fait suivre d’un trait, anecdotique ou non, qui pourrait les caractériser. Ou la seule phrase du texte d’Emmanuel Adely, Mad about the boy, une litanie amoureuse, qui s’articule en spirale obsessionnelle autour d’un monologue intérieur fait de brisures et d’élans, expression d’un temps arrêté, en boucle répétée comme une chanson qui nous revient en mémoire et ne nous quitte plus. Et comment Jacques Dupin dans Échancré parvient à exorciser les préoccupations du geste d’écrire. Écrire à travers le corps, marquer le moment où le temps envahit l’espace. Écrire à partir de la seule et féroce nécessité de jouer sa vie, de lancer les dés dans l’abîme. Dans son texte : Échancré. L’objet de l’écrire est ainsi mis en perspective par la nomination même de l’acte d’écrire qui en assure l’apparition. Et la répétition de l’infinitif qui place l’objet en devenir, mise en scène d’un désir, d’un en avant qui oriente toute tension. Dans L’homme de profil même de face, de Charly Delwart, le résumé de la vie d’un être en trois courtes phrases, dont la première est il est né et la dernière il est mort. Dans la poursuite de cette litanie, tenter d’écrire l’impossible nécrologie du vivant. Ou bien encore la litanie spéculaire des Œuvres photographiques complètes, Laurent Septier. Je pense également aux Litaniques : poésie parade, de Jacques Rebotier.

"J’ai eu l’idée de réécrire un best-seller du XIXe ou du début du XXe siècle en le transposant au début du XXIe. Je crois qu’il connaîtrait le même succès. Nous avons besoin d’histoires mises à nos goûts du jour. Même un roman historique pourrait être revisité. "

Bien sûr J’ai eu l’idée rappelle beaucoup le magnifique texte d’Edouard Levé publié chez P.O.L. : Oeuvres. "Un livre décrit des oeuvres dont l’auteur a eu l’idée mais qu’il n’a pas réalisées". C’est la premières des 533 oeuvres imaginaires énumérées par l’artiste Edouard Levé et, de fait, la seule à faire mentir son propre programme : Oeuvres existe bel et bien et, entre musée rêvé et foire aux idées, donne en deux cents pages le catalogue d’une exposition fictive.

Et c’est quand il s’attarde sur ses idées artistiques (projets de livres, de films, de peinture) que l’ouvrage de Thierry Crouzet s’approche au plus près du livre d’Edouard Levé.

"J’ai eu l’idée d’écrire un livre composé uniquement de quatrièmes de couverture."

Mais avant tout, l’œuvre de Thierry Crouzet, auteur de nombreux essais, blogueur (Le peuple des connecteurs) est une œuvre de littérature qui inscrit la série de ces idées en variations sous contraintes.

L’effet domino des idées qui s’enchaînent, sautant d’une idée à l’autre, comme une phrase mène à la suivante. Le monde est simple et c’est "une accumulation vertigineuse de faits simples qui donnait l’illusion de complexité."

"J’ai eu l’idée de lui faire deux fils pour ne plus jamais dormir tranquille."

"J’ai eu l’idée de me marier avec elle parce que les hommes mariés vivent en moyenne sept ans de plus."

Le travail lui fait penser à son père, Son père lui fait penser à une voiture, une décapotable. Les berlines l’emporte vers Londres, qui lui fait penser à sa femme, sa femme lui fait penser à son physique. Ce qui relie chaque proposition à l’autre et comment ça s’écrit, une phrase en appelle une autre, une idée, un son, une image qui relie tout ça, un fil rouge.

Et brusquement rupture radicale de ton : "J’ai eu l’idée effroyable que je n’aurais jamais plus d’idée."

Un dernier aveu pour la route qui peut-être vous donnera l’idée et surtout l’envie de lire ce livre de Thierry Crouzet :

"J’ai eu l’idée d’écrire ce livre quand j’ai compris que j’étais incapable de mettre en œuvre la plupart de mes idées."

PS : Billet ins­piré par la lec­ture croi­sée effec­tuée par Chris­tophe Grossi. À lire sur son blog le texte de Thierry Crouzet sur deux temps trois mouvements.


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