Infini, l’histoire d’un moment est un roman de Gabriel Josipovici sur le processus créatif musical, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner et publié chez Quidam éditeur.
Le roman de Gabriel Josipovici nous invite à partager la vie et la vision d’un artiste singulier, celle de Tancredo Pavone, compositeur d’avant-garde, aristocrate caricatural et excentrique, dont la vie nous est rapportée sous la forme d’un entretien qui se métamorphose en un long monologue fascinant, par Massimo, son ancien majordome.
Ce dernier se souvient de leurs longues balades en voiture sur les petites routes de Campanie, de ses méditations sur sa vie, sur les femmes, sur la musique et les autres arts. Au travers de cette évocation, c’est la personnalité bien trempée, les opinions tranchées de son maître qu’il nous expose, donnant parfois le sentiment de ne pas avoir tout à fait conscience de ce qu’il dit. Au fil des conversations entre ces deux hommes socialement opposés, se dessine en creux le portrait complexe d’un homme qui donne voix à la musique en lui.
La figure de Tancredo Pavone s’inspire du musicien Giacinto Scelsi (1905-1988), aristocrate sicilien fortuné, également poète et peintre, un personnage fascinant.
Giacinto Scelsi est un des compositeurs majeurs de la musique contemporaine, mais c’est une voix à part, au style incomparable, qui se rapporte souvent aux mythes de l’Inde et du Népal. Comme on peut le découvrir sur le site Musique Contemporaine : « Ses œuvres d’après son aliénation mentale (soit après 1952) sont marquées par une profonde originalité et un langage unique, souvent d’allure méditative, planante et lente (mais pas toujours, plutôt bouillonnante avant 1959), sans construction ni progression apparente ».
Après une enfance sauvage et une jeunesse jubilatoire, Tancredo Pavone, alias Giacinto Scelsi, le surdoué, trouve sa voie lors d’un voyage au Népal, au Tibet et en Inde, en compagnie du savant italien Giuseppe Tucci.
Au delà de la provocation (à la même époque, John Cage écrivait 4’33", une œuvre constituée de silence), ces quatre pièces célèbres pour ensemble ou petit orchestre fondées sur une seule note, sont l’emblème de l’école spectrale Française.
« Chaque fois que j’ai choisi un musicien ou un peintre comme le centre, visible ou secret d’un roman, déclare Gabriel Josipovici dans son entretien paru dans L’Humanité, je l’ai fait parce que je sentais qu’en explorant ses œuvres j’explorais quelque chose qui me concernait et s’il n’y avait pas cette relation directe je n’avais pas envie de passer des années à y travailler. Comme beaucoup d’artistes de ma génération, j’étais très impressionné par « Docteur Faustus » de Thomas Mann. Il disait beaucoup de choses sur l’art de la première partie du XXème siècle dont nous étions les héritiers mais je ressentais évidemment tout ce qui avait changé. Les œuvres contemporaines venaient de là, de Kafka, de Thomas Mann, de Proust, mais dans une tonalité mineure, ironique, restreinte ».
« Cage m’a dit : C’est une pièce que j’aurais aimé avoir écrite si seulement j’y avais pensé. Mais il se trompait. Jamais il n’aurait pu l’écrire. J’aimais beaucoup Cage, a-t-il dit, il avait une idée de la voie de Bouddha, mais il était fatalement contaminé par le New Age américain. Il n’a jamais compris ma musique. S’il avait écrit Six Sixty-Six il aurait été content de l’idée, il aurait été indifférent au son. Alors que je n’étais pas intéressé par l’idée, a-t-il dit, j’étais intéressé par le son. Tout à coup, a-t-il dit, ce qui avait été une barrière entre moi et ce que je voulais dire est devenu précisément ce que je voulais dire. Ce que le Népal m’a appris, a-t-il dit, est que ce que nous recherchons n’est pas la transcendance mais la transformation. Le monde est là pour être transformé. Quand une note est jouée six cent soixante six fois, elle est transformée. L’oreille qui entend la même note six cent soixante-six fois est transformée ».
« J’espère que mon livre donnera cette impression de spirale. Je ne voulais pas que mon livre donne l’impression de partir en ligne droite de A pour aller à Z. Je voulais avancer, revenir sur mes pas, repartir. Le discours de Pavone repasse par les mêmes points, mais à chaque fois dans une atmosphère, une tonalité différente ».
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Infini, l’histoire d’un moment est une œuvre spirituelle et musicale à l’architecture riche et complexe qui se déploie sans jamais rompre le fil d’un récit à deux mains et quatre voix qui s’enroule et se déroule telle une spirale qui nous donne l’impression d’un retour au point de départ mais qui avance cependant à son rythme, à la manière du symbole mathématique qui lui donne son nom, ∞, cercle vrillé, huit couché, chiffre très important, fatidique même pour Scelsi qui est mort le 8/8/88.
« L’idée de la vague, m’a-t-il dit un jour, alors que nous étions une fois de plus en voiture, est l’idée même de la vie. C’est ce que voulait dire Héraclite, a-t-il dit, quand il a dit que lorsque j’entre dans une rivière je n’entre pas dans la rivière et ce n’est pas moi qui entre. Écrire de la musique qui est et n’est pas statique, qui est et n’est pas en mouvement, qui à la fois produit un son et est silencieuse, qui va vers l’intérieur et qui va en arrière et qui va absolument nulle part, voilà l’idée, a-t-il dit, voilà ce que j’ai tenté de faire durant les trente dernières années. ».
Ce livre vertigineux qui décrit le parcours d’un musicien dont la recherche créative se concentre sur l’exploration d’une seule et unique note, est également un livre sur la liberté d’expression et de création, recherche de la beauté et de l’intériorité qui s’inscrit dans le mouvement de la vague, l’éternel présent contenu tout entier dans le récit d’un moment, de la boucle qui revient sur elle-même en spirale et nous fait trouver le rythme, la musique du livre, entrer dans sa boucle, ici et maintenant, à l’infini.
« Quand le compositeur comprend que l’éternité et le moment ne sont qu’une seule et même chose il n’est pas loin de devenir un vrai compositeur, a-t-il dit. Sans cette compréhension il n’est rien ».
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