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Une carte du tendre moderne

Le dernier livre d’Anne-Sophie Barreau prolonge et développe les thèmes de son précédent livre, que j’ai eu le plaisir d’éditer chez Publie.net, qui évoquait la versatilité de notre mémoire à l’ère du numérique à travers la disparition d’un téléphone lors d’un voyage effectué avec son compagnon aux États-Unis, le jour de son anniversaire.

Dans Géographie, la narratrice qui travaille à Paris et occasionnellement à l’étranger, aime un homme souvent en mission à l’étranger pour son travail. Le couple vit donc occasionnellement ensemble. Ougadougou, San Francisco, Tananarive... Au retour d’un Noël, elle part cette fois-ci avec lui à Madagascar, mais un malaise s’installe entre eux. Elle se rend vite compte que quelque chose cloche. « Quelque chose n’allait pas, nous aurions dû être heureux, nous ne l’étions pas. » Le récit est l’autopsie de ce quelque chose qui ne fonctionne pas dans le couple, cette « déflagration amoureuse » à laquelle elle doit faire face à son retour à Paris et la question qu’elle dessine en creux : pourquoi lui, pourquoi moi ?

« Si ma lucidité n’avait pas été entamée par la tourmente des jours précédents, sans doute me serais-je étonnée qu’il n’y ait fait aucun commentaire après avoir regardé qui l’avait appelé la première fois, sans doute aussi aurais-je été surprise qu’il ne se soit pas décidé à regarder de nouveau quand les appels avaient été insistants, sans doute enfin aurais-je établi un lien entre ces appels répétés et notre retour beaucoup trop rapide à la maison. Mais n’étais-je pas au contraire pleinement lucide, trop même peut-être, das un état d’omniscience, après les événements de la semaine ? N’avais-je pas déjà deviné ce qui était en train de se passer, et face à l’inéluctable, n’étais-je pas simplement en train de supplier « Encore un instant, Monsieur le bourreau ? » Ce sursis, qui avait duré tout le temps que nous avions été à l’extérieur, avait pris fin à l’instant même où nous étions rentrés, et il y aurait beaucoup à dire sur cette sorte de conditionnement qui faisait se concentrer la peine et la douleur toujours dans le même lieu, la maison. » [1]

Dave Heath, Jennine Pommy Vega, Seven Arts Coffee Gallery, New York, 1959

La narratrice est rédactrice, elle note tout ce qui lui arrive, ce qu’elle vit et ressent au quotidien sur ses carnets. Des souvenirs remontent, mettant en évidence la similitude de lieux et de situations mais également les différences. C’est en écrivant et en se référant à ces textes, au milieu de très fréquentes références littéraires et cinématographiques, qu’elle essaie de se repérer dans le labyrinthe des relations humaines, révélant peu à peu tout en relativisant les revers de la relation d’amour où l’ombre du passé de chaque conjoint influe sur leur lien actuel et remet un temps en cause leur avenir.

« La femme à côté de moi ce matin travaille sur son ordinateur portable depuis le départ du train. J’entends régulièrement le signal sonore qui l’avertit de la réception d’un nouveau message.

Dans le train du soir. Des fauteuils côte à côte libres. Je me suis installée à une place qui n’est pas la mienne. J’ai songé un instant prendre des photos à travers la vitre étrangement zébrée sur presque toute sa surface.

Au moment où j’allais écrire, le train a longé cet endroit de campagne qui tout de suite après la ville en marque résolument la fin. Il m’est impossible de le voir sans immédiatement penser au film Le Bonheur d’Agnès Varda. » [2]

Le livre d’Anne-Sophie Barreau a de nombreux points communs avec celui de Jane Sautière, Stations (entre les lignes), qui situe les transports au centre de son développement en suivant le cours de sa vie, nous faisant voyager de lieu en lieu, de gare en gare, de la ville où elle est née, à celle où elle vécut avec son mari, un parcours où, à l’époque, elle exerçait le métier d’éducatrice pénitentiaire. Là où Jane Sautière expose les variations d’une relation ambivalente avec les transports en commun, Anne-Sophie Barreau s’appuie sur le récit de ses voyages à l’étranger, où elle suivait son compagnon, puis ceux plus réguliers entre Paris et Lille, où séparée de lui, elle travaille pour une mission de six mois à la Protection judiciaire de la jeunesse, afin de tenter de comprendre la nature de sa relation amoureuse.

Un roman d’une grande finesse qui dessine avec pudeur et sensibilité une forme de carte du tendre moderne.

[1Géographie, Anne-Sophie Barreau, JC Lattès, 2019, p 70-71.

[2Géographie, Anne-Sophie Barreau, JC Lattès, 2019, p 161.


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