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La fin de la fin signe le retour du réel

Un homme est repêché par un cargo en pleine mer, muet et amnésique, il ne sait seulement prononcer que la lettre B. Il trouve cependant un emploi dans un centre de tri de courriers jamais reçus faute d’adresse fiable, des lettres « en souffrance » sans expéditeur et sans destinataire, et semble progressivement recouvrer la mémoire ainsi que le langage par l’intermédiaire de ces lettres qu’il lit et classe toute la journée.

C’est un bon début de roman, mais Mathieu Brosseau est avant tout poète (ses premiers livres en attestent), le sens n’est pas pour lui à chercher hors ou au-delà du texte, mais bien dans le texte lui-même et ses thèmes de prédilection (l’identité, le temps, la disparition, le signe, le désir, le corps, la mémoire, la langue) lui permettent, dans ce premier roman publié par les éditions de l’Ogre, de résister au romanesque, de céder à l’attraction du récit, pour gagner en intensité.

Cette découverte de M., de son histoire, celle d’un être confronté à la difficulté d’incarner à la fois son corps et son verbe, et condamné dès sa naissance à une mystérieuse seconde de retard, va le mener jusqu’à la source de ses crimes – réels ou illusoires – et de sa propre disparition.

« « Il y a toujours un bref, très bref laps de temps, entre chaque seconde de la conscience où l’on oublie tout, absolument tout. C’est vers là qu’il faut se diriger ». Tel était l’objectif de M., très jeune adolescent hors tempo, qui voulait tenter de rattraper son retard rythmique en écrivant des histoire. Car il aimait écrire. »

Les personnages de tous les romans sont des figures détournées de l’auteur, pour autant ils ne sont pas l’auteur lui-même, même si l’on peut reconnaître dans ce livre de nombreux points communs avec des éléments biographiques que Mathieu Brosseau s’amuse à détourner (le M. et le B. initiales de l’auteur (le M. du prénom du personnage et ce B, seule lettre qu’il est capable de prononcer après avoir été repêché par le cargo, B comme bateau, B comme babel, ou bouche bée, comme Bartleby, le scribe de Melville (qui termine son existence aux Services des rebuts postaux de Washington), B comme Bé le romancier dans Liquidation d’Imre Kertész, le point B, terminus d’un trajet d’un point A à un point B qui en est l’arrivée, c’est également la première lettre du nom d’autres personnages du livre (le Bègue, Bérénice). M. est écrivain et statisticien pour les bibliothèques de la Ville de Paris (Mathieu travaille à la bibliothèque Marguerite Audoux), les dates des lettres que trie M. toutes situées autour de la naissance de l’auteur (la première est datée du 21/12/1976, soit un an avant la naissance de Mathieu Brosseau, tandis que la dernière, datée du 23/12/1977, coïncide précisément avec le jour de sa naissance)).

Les personnages ont-ils un corps, pensent-ils ? Si oui, alors l’auteur doit revisiter ce corps et cette pensée, et faire du personnage autre chose qu’une vague silhouette, un prétexte creux. « La vérité, c’est que la pensée a besoin de jouir, tout autant que le corps. La vérité, c’est que le mensonge ne peut pas faire jouir. La vérité, c’est que le corps n’aime pas qu’on ne le vive pas ».

« Oui, il y avait beaucoup d’autres spectres et ceux-là le poussaient, sans objectif, à écrire, bêtement. Sur des bouts de bouts de papier, qui devenaient des chapitres, qui devenaient des romans. Écrire permettait aussi de former une zone tampon, un no man’s land entre les faits et la réalité, car ces deux-là sont en guerre et pour ne pas chuter avec eux, dans la hargne qu’ils portent mutuellement, il faut tracer un corridor neutre et vide entre eux où les armes ne sont pas admises. C’est sur ce territoire que poussent des romans, des récits, des recueils, des pièces, des correspondances ».

« La réalité n’est pas un tableau figé et une représentation découpée par des points, un plan séquence de 24 images/seconde, explique Mathieu Brosseau dans son entretien avec Armand Dupuy, elle est un flux total, uni. Je veux écrire de la réalité. Un tableau est une scène. Une narration est une scène. Il faut la mettre en tension et sentir ce qui déborde, en creux, ce qui se dit entre les lignes. »

Le pouvoir de la littérature, c’est de parvenir à faire face à la réalité, en transformant en fiction les faits, à dire plus que la réalité elle-même, de la révéler et d’en prendre la relève, dans son flux continu et sans fin.

« Je veux de l’ivresse, je veux être dans la parole qui est en train de se dire plutôt que dans la traduction travaillée a posteriori d’émotions ou histoires passées ou déjà vécues. Je veux que la réalité habite la forme forcément imparfaite du livre, ses trous, qu’elle se dise et se révèle par ses creux. »

C’est précisément parce qu’on n’arrive jamais à destination (« Parce que la fin de la fin signe le retour du réel (claque dans la tête) sur le fictionnel »), que nous créons, que nous nous inventons une fin, que nous nous racontons des histoires (« Il passait son temps à se souvenir de lui-même et à faire intérieurement son autoportrait, à partir de toutes sortes de faits passés »). Nous ne connaissons aucune fin, pas même celle de notre mort (« Quand il s’agit de finir la fin, le départ peut revenir. Avec plus ou moins de renaissance »), le flux de la réalité, ce qui passe sans fin, qui tourne en boucle (« Il n’y a que des phénomènes superposés par effet de rouleau et qui en définitive n’en sont qu’un seul, communiquant, le singulier et le plusieurs se rejoignent, les langues apparaissent dans les plis de cette immense vague »), ce qui explique peut-être que face à cet insupportable vide de notre vie, nous nous inventons, nous nous projetons dans des histoires, des récits, des conquêtes qui nous permettent de supporter le vide (« le monde, ce sport collectif »).

M. entreprend de faire, en plus de l’archivage qu’on lui demande, une collection de lettres qui l’intriguent selon un ordre que seule la folie logique de sa subjectivité peut comprendre. « Il met ainsi de côté toutes les lettres qui gagnent sens et cohérence dans son esprit désorganisé et les glisse après de nombreuses lectures concentrées dans un classeur tout blanc qu’il prend soin de dissimuler ».

« C’est ici, quelque part, explique Mathieu un clin d’œil à la poésie qui ne trouve pas de lecteurs, qui ne peut trouver de destinataire. Écrire de la poésie, c’est n’écrire à personne, c’est n’être entendu par personne, c’est donc accepter, à l’instar de Bartleby qui préférerait ne pas, de ne pas pouvoir arriver à, de travailler sur le vide et l’absence, d’avoir conscience du délire que constitue la croyance d’être quelqu’un et de faire des choses. Nous ne faisons pas la réalité, c’est elle qui nous fait. »

Data Transport est l’histoire de cette échappatoire, de cette absence et de ce manque salvateurs, et c’est la force et la belle réussite de ce texte poétique de Mathieu Brosseau qui parvient avec intensité, dans un travail subtil de la matière même de la langue, tout en écarts et tensions, à nous entraîner dans le récit de cette quête faite de folie et de fulgurance, pour retrouver le langage.


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