J’avais écris un article sur une nouvelle manière de lire le récit de fiction avec le Roman hybride : inspiré par le rapport texte-image de Lope de Vega, Laurence Sterne ou William Burroughs, le graphiste espagnol Alberto Fernández a imaginé un livre-objet à partir de l’œuvre de Robert Louis Stevenson : Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde.
Je mène depuis un an un travail d’édition protéiforme autour de mon projet de récit à lecture aléatoire Les lignes de désir .
J’imagine un texte dont la publication ne retiendrait qu’une sélection aléatoire dans l’ensemble des fragments écrits (et à chaque nouvelle impression, une nouvelle version créant ainsi autant de versions collectors de ce récit), mais aussi une version sous forme de cartes à jouer (tirage limité façon livre d’artiste), un site (avec des promenades sonores (ambiance ville lecture de fragments du texte et création musicale), des diaporamas de trajets à rejouer à travers la ville), une application iPhone/iPad (permettant une lecture mobile de ces parcours poétiques en fonction de sa localisation) et des performances (visites guidées, lecture aléatoire in situ).
C’est pourquoi j’ai acheté Composition n°1, qui a été lancée pendant l’été sur l’ibookstore d’Apple pour l’iPad par L’éditeur anglophone Visual Editions qui en avait déjà publié une première version anglaise sous forme de boîte et de feuillets volants
Cet éditeur a également publié Vies et opinions de Tristram Shandy ou bien encore Tree of Codes de Jonathan Safran Foer : un livre où il manque des mots car ils ont été découpés physiquement, un livre où il y a plus de vides qu’il n’y a de mots.
Avec Composition n°1, Marc Saporta montre « qu’un dispositif de 148 fragments narratifs peut engendrer 148x147x146, etc. combinaisons possibles. » Le lecteur peut ainsi construire 5,7 10262 lecture d’un roman en mouvement.
Composition n ° 1 est un roman qui repose sur un tableau abstrait, et elle est une abstraction de la forme romanesque avec une structure non-linéaire, que le lecteur peut créer comme une forme de bricolage. Cela peut traduire la perception phénoménologique du narrateur de l’occupation de la France, avec événements qui se produisent au hasard comme dans une composition de hasard.
L’ouvrage se présente ainsi :
Les 150 pages défilent sans s’arrêter à très grande vitesse, les mots, les lettres à peine visible forment un rideau qui ondule sous nos yeux et nous donne envie de l’arrêter. Pour en arrêter le défilement et commencer à lire, il faut cliquer dessus. On pose son doigt et la page se fige, apparaît. Si on lâche la pression le défilement reprend. On ne tourne donc pas les pages, on les fige, les maintenant du bout du doigt (non pas en les mettant à l’index mais en les pointant du doigt, les désignant). C’est ainsi que l’on commence sa lecture. On appuie une fois, en levant et rabaissant le doit la page on passe à la page suivante, et ainsi de suite. Le compteur défilant sous nos yeux, indiquant alors que l’on construit notre lecture dans un ordre chronologique qui est notre version aléatoire de la lecture de cet ouvrage.
Dans son article sur SoBookOnline, Marc Jahjah décrit ainsi le processus de lecture mise en place dans cette œuvre : « Aussi Composition n°1 m’apparaît-elle avant tout comme une œuvre de la désignation, qui, contrairement aux œuvres expérimentales des « Nouveaux Romanciers » (Simon, Butor, Robbe-Grillet, Sarraute, etc.) ou de Marelle de l’argentin Cortázar (mais les exemples pourraient être multipliés – les cuts-up de Burroughs, les découpages/déplacements/ montages des dadaïstes/surréalistes – surtout pour l’Amérique latine : Asturias, Borges, etc.) n’a pas pour fonction d’être lue mais de désigner, seulement : désignation du statut du lecteur, désignation, mise en visibilité, par le tremblement incessant de l’image du texte, de l’algorithme nécessaire à sa création, désignation enfin – on l’oublie souvent – de la police comme image qui révèle que le texte est porté par un ensemble de signes – hauteur des lettres, italique, etc. – indispensables à sa réception. »
Dans son article Les récits littéraires interactifs, Serge Bouchardon décrit ainsi le premier roman combinatoire publié en 1962 aux éditions du Seuil :
« Marc Saporta propose dans Composition n°1 un exemple de combinatoire totale, sans doute unique dans l’histoire du roman. Brisant les habitudes de lecture et les contraintes liées aux caractéristiques matérielles du livre relié, l’auteur présente son œuvre sous la forme d’une pochette contenant 150 feuillets détachés. Chaque feuillet constitue un module romanesque. Dans sa préface, l’auteur indique que « Le lecteur est prié de battre ces pages comme un jeu de cartes. De couper, s’il le désire, de la main gauche, comme chez une cartomancienne. L’ordre dans lequel les feuillets sortiront du jeu orientera le destin de X. Car le temps et l’ordre des événements règlent la vie plus que la nature de ces événements. » Le nombre de combinaisons possibles (150) est de nature à décourager toute tentation de lecture exhaustive. »
Chaque feuillet décrit une scène centrée sur un personnage. L’ouvrage comporte une conclusion unique où interviennent tous les personnages du roman et 149 pages que le lecteur peut lire dans n’importe quel ordre.
« De l’enchaînement des circonstances, dépend que l’histoire finisse bien ou mal. Une vie se compose d’éléments multiples. Mais le nombre des compositions possibles est infini. »
« Si l’histoire ne vous captive pas, vous pouvez la relancer », écrit Tom Uglow dans la préface de l’ouvrage diffusé sur iPad.
Marc Saporta est né le 20 mars 1923 à Istanbul et mort à Paris en 2009, écrivain français, journaliste et américanologue réputé, romancier expérimental et critique littéraire. On retrouve sur Wikipédia une présentation de ces textes :
Le furet (1959) Il s’agit d’une histoire d’amour qui se termine mal. Mais l’intrigue, n’est jamais racontée. Le lecteur est entraîné par une sorte de caméra invisible dans le monde des objets inanimés, où le héros-amoureux du roman, comme dans le jeu du furet, passe, est passé et repassera. Mais le lecteur pourrait aussi bien être ce furet. Cette notion de jeu, celle de roman dont le lecteur est co-auteur, sont centrales dans toute l’œuvre romanesque de Marc Saporta.
Avec La distribution (1961), Marc Saporta poursuit son expérience formelle. Ce roman écrit au futur laisse au lecteur le soin d’imaginer l’action d’une pièce de théâtre qui n’est pas encore écrite. Les personnages font penser aux pièces d’un jeu d’échecs disposées en vue d’une partie imminente, d’où leur futurité.
Dans La Quête (1961), un soldat abat une étudiante au cours d’une manifestation. Pendant tout le livre, il cherche sa victime et cette quête l’humanise de plus en plus. À l’inverse, le frère de la jeune fille parti à la recherche du soldat est peu à peu envahi par un désir de vengeance qui lui fait perdre son humanité. Les deux hommes, dont les chemins se croisent plusieurs fois, ne se rencontrent jamais.
Composition n°1 (1963) est un roman permutationnel (ou combinatoire) par excellence puisqu’il se présente sous forme de pages volantes non foliotées que le lecteur est invité à battre comme un jeu de cartes. Les multiples combinaisons possibles changent la chronologie des événements ou situations et par conséquent l’intrigue. Il y a donc autant de versions différentes que de lecteurs.
Les Invités (1964) est, au contraire, une sorte de patchwork composé à partir d’éléments et d’histoires variées, recourant à des genres littéraires variés, des recherches formelles, des préoccupations métaphysiques sur la vie, l’amour, la mort, le jeu, le hasard et la prédestination.