Un apeirogon est un polygone au nombre infini de côtés. Ce récit, diffracté en 1001 sections narratives qui se baladent librement dans le temps et l’espace, numérotées de 1 à 500 puis de 500 à 1 avec un pont central, la double section 500, raconte le parcours de deux amis, Rami et Bassam. L’un est Israélien et juif, l’autre Palestinien et musulman. Deux pères en deuil qui ont perdu leurs filles, devenus combattants pour la Paix. Rami Elhanan et Bassam Aramin existent, ce ne sont pas des personnages de fiction. Un roman ambitieux, marquant et nuancé, qui décrit la vie au Proche-Orient et montre toutes les facettes de la réalité complexe du conflit israélo-palestinien, les liens de cause à effet entre les tragédies, avec une grande sensibilité et beaucoup de subtilité.
Apeirogon, Colum McCann, traduit de l’américain par Clément Baude, Belfond, 2020.
« 1
Les collines de Jérusalem sont un bain de brume. Rami avance de mémoire sur une ligne droite et évalue la courbure du prochain tournant.
À soixante-sept ans, il se penche très bas sur sa moto, blouson rembourré, casque bien fermé. C’est une moto japonaise, une 750 cc. Un engin agile pour un homme de son âge.
Rami ne ménage pas sa moto, même par mauvais temps.
Il prend un virage serré à droite, devant les jardins où la brume, en se dissipant, révèle l’obscurité. Corpus separatum. Il rétrograde et dépasse une tour militaire. Les lampes à sodium ont quelque chose de nébuleux le matin. Une petite nuée d’oiseaux assombrit un instant l’orangé.
Au pied de la colline, la route plonge encore dans un autre virage, noyé par la brume. Rami passe en seconde, relâche l’embrayage, attaque le tournant en douceur et se remet en troisième. La route 1 passe sur les ruines de Qalunya : ici l’Histoire s’empile.
Il accélère au bout de la bretelle et prend la voie de droite, croisant les panneaux pour la vieille ville, pour Giv’at Ram. La route est criblée de phares matinaux.
Il se penche à gauche et slalome jusqu’à la voie de dépassement, vers les tunnels, le mur de séparation, la ville de Beit Jala. Un coup de guidon, deux possibilités : Gilo d’un côté, Bethléem de l’autre.
Ici, tout est géographie.
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Cinq cents millions d’oiseaux survolent les collines de Beit Jala chaque année. Ils voyagent depuis la nuit des temps : huppes, grives, gobe-mouches, fauvettes, coucous, étourneaux, pies-grièches, combattants variés, traquets motteux, pluviers, souimangas, martinets, moineaux, engoulevents, hiboux, mouettes, faucons, aigles, milans, grues, buses, bécasseaux, pélicans, flamants roses, cigognes, tariers pies, vautours fauves, rolliers d’Europe, cratéropes écaillés, guêpiers, tourterelles des bois, fauvettes grisettes, bergeronnettes printanières, fauvettes à tête noire, pipits à gorge rousse, blongios nains.
C’est la deuxième autoroute migratoire la plus empruntée au monde : au moins quatre cents espèces différentes y déferlent en circulant à des altitudes différentes. De grands V prêts à klaxonner. Des voyageurs solitaires rasant l’herbe.
Chaque année, un paysage différent apparaît au-dessous d’eux : colonies israéliennes, immeubles palestiniens, jardins de toit, casernes, barrières, routes de contournement.
Certains oiseaux migrent de nuit pour échapper aux prédateurs, ils suivent leurs itinéraires sidéraux, se transforment en ellipses à cause de la vitesse, consument leurs muscles et leurs intestins en vol. D’autres voyagent de jour pour profiter des courants thermiques ascendants, du vent chaud qui soulève leurs ailes et leur permet de planer.
Parfois, des nuées entières cachent le soleil et badigeonnent d’ombres tout Beit Jala : les champs, les terrasses escarpées, les oliveraies autour de la ville.
Allongez-vous dans les vignes du monastère de Crémisan, vous verrez, à toute heure du jour, les oiseaux dans le ciel, empruntant leurs couloirs bavards.
Ils se posent sur les arbres, les poteaux télégraphiques, les câbles de raccordement électrique, les châteaux d’eau, et même sur le rebord du Mur, où ils sont parfois la cible des jeunes lanceurs de pierres.
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Jadis, une fronde était constituée d’une poche en peau de vache, de la taille d’un cache-œil, percée de petits trous et maintenue par des lanières en cuir. Les frondes étaient conçues par des bergers pour dissuader les prédateurs d’attaquer leurs troupeaux itinérants.
La poche était tenue dans la main gauche du frondeur, les cordelettes dans la droite. Il fallait un entraînement considérable pour manier l’objet avec précision. Une fois la pierre posée dans la poche, les lanières étaient tendues à fond. Le frondeur faisait tournoyer la fronde au-dessus de sa tête plusieurs fois, en larges cercles, jusqu’à ce que survienne le lâcher. La poche s’ouvrait et la pierre décollait. Certains bergers pouvaient atteindre à deux cents pas une cible aussi petite qu’un œil de chacal.
La fronde ne tarda pas à se faire une place dans l’art de la guerre : sa capacité à enflammer un escarpement et les murs crénelés en fit un élément crucial dans les assauts contre les villes fortifiées. On engageait des légions de frondeurs de longue portée. Ils revêtaient une armure sur tout le corps et se déplaçaient dans des chariots remplis de pierres. Quand le terrain devenait impraticable – douves, tranchées, ravins désertiques asséchés, talus escarpés, rochers en travers de la route –, ils descendaient et poursuivaient à pied, leur carquois décoré en bandoulière. Les carquois les plus profonds contenaient jusqu’à deux cents petites pierres.
En vue de la bataille, il était courant de peindre au moins une des pierres. Le talisman était alors placé au fond du carquois quand le frondeur partait à la guerre avec l’espoir de ne jamais avoir recours à la dernière pierre.
En marge de la bataille, des enfants – huit, neuf, dix ans – étaient enrôlés pour chasser du ciel les oiseaux à coups de fronde. Ils attendaient au bord des wadis, se cachaient dans les buissons du désert, tiraient des pierres depuis les murs fortifiés. Ils visaient les tourterelles, les cailles, les oiseaux chanteurs.
Certains oiseaux étaient capturés vivants. Ils étaient rassemblés et mis dans des cages en bois, les yeux crevés afin qu’ils croient vivre dans une nuit permanente : à la suite de quoi ils se gavaient de graines des jours durant, sans discontinuer.
Engraissés jusqu’à atteindre deux fois leur taille de vol, ils étaient cuits dans des fours d’argile, puis servis avec du pain, des olives et des épices.
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Huit jours avant sa mort, après une spectaculaire orgie de nourriture, le président français François Mitterrand commanda un ultime repas d’ortolan, un minuscule oiseau chanteur à la gorge jaune, pas plus grand que son pouce. Ce mets incarnait à ses yeux l’âme de la France.
L’équipe de Mitterrand supervisa la capture des oiseaux sauvages dans un village du Midi. On graissa la patte des policiers du coin, on organisa la chasse, et les oiseaux furent capturés au lever du jour, dans des filets très fins posés en lisière de forêt. Les ortolans furent mis en cage et emmenés dans un fourgon opaque jusqu’à Latche, la maison de campagne où Mitterrand avait passé ses étés d’enfance. Le sous-chef de cuisine sortit de la maison et rentra les cages. Les oiseaux furent nourris deux semaines, jusqu’à devenir assez gros pour éclater, puis maintenus par les pattes au-dessus d’une cuve d’armagnac pur, plongés tête la première et noyés vivants.
Le chef les pluma, les sala, les poivra, les fit cuire sept minutes dans leur propre graisse et les disposa dans une cassolette blanche tout juste chauffée.
Lorsque le plat fut servi, la pièce lambrissée – il y avait la famille de Mitterrand, sa femme, ses enfants, sa maîtresse, ses amis – sombra dans le silence. Mitterrand se redressa sur sa chaise, écarta les couvertures sur ses genoux, but une gorgée de château-haut-marbuzet millésimé.
« La seule chose intéressante est de vivre », dit-il.
Il dissimula sa tête sous une serviette blanche pour inhaler les fumets des oiseaux et, comme l’exigeait la tradition, se cacher du regard de Dieu. Il prit les oiseaux et les mangea entièrement : la chair succulente, la graisse, les viscères amers, les ailes, les tendons, le foie, le rognon, le cœur chaud, les petits os du crâne qui craquent sous la dent.
Il lui fallut plusieurs minutes pour terminer son plat, le visage caché du début à la fin sous la serviette blanche. Sa famille entendait le bruit des petits os qui se cassaient.
Mitterrand s’essuya la bouche, mit de côté la cassolette en terre cuite, releva la tête, sourit, souhaita bonne nuit et partit se coucher.
Il jeûna pendant les huit jours et demi suivants, jusqu’à sa mort.
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En Israël, les oiseaux sont pistés par des radars sophistiqués installés le long des itinéraires de migration dans tout le pays – Eilat, Jérusalem, Latroun –, en liaison avec les installations militaires et les bureaux du contrôle aérien de l’aéroport Ben-Gourion.
Les bureaux de Ben-Gourion sont dernier cri, équipés de vitres fumées. Des banques d’ordinateurs, des radios, des téléphones. Une équipe d’experts rompus à l’aéronautique et aux mathématiques observe les modèles de vol : la taille des groupes, leur trajet, leur forme, leur vélocité, leur altitude, leur comportement attendu en fonction de la météo, leur réaction possible face aux courants aériens, aux siroccos, aux tempêtes. Les opérateurs créent des algorithmes et envoient des messages d’alerte aux contrôleurs aériens et aux lignes commerciales.
Une autre ligne directe est dévolue à l’armée de l’air. Étourneaux à 1 000 pieds nord du port de Gaza, 31.52583°N, 34.43056°E. Quarante-deux mille grues du Canada à environ 750 pieds au-dessus côte sud de la mer Rouge, 20.2802°N, 38.5126°E. Mouvement inhabituel d’oiseaux à l’est d’Acre, alerte garde-côtes, tempête imminente. Vol prévu, oies du Canada, est de Ben-Gourion à 0200 heures, coordonnées exactes à déterminer. Deux grands-ducs du désert vus dans arbres près piste atterrissage hélicoptères B, sud d’Hébron, 31.3200°N, 35.0542°E.
Les ornithologues sont surtout sollicités à l’automne et au printemps, quand les grandes migrations battent leur plein : parfois leurs ordinateurs ressemblent à des tests de Rorschach. Ils sont en liaison avec des observateurs d’oiseaux au sol, même si un bon professionnel peut déterminer l’espèce dont il s’agit uniquement par la forme du vol sur le radar et l’altitude à laquelle il arrive.
À l’école militaire, les pilotes de chasse sont formés aux modèles complexes de migration des oiseaux, afin d’éviter de tomber en vrille dans ce qu’ils appellent les zones de peste. Tout a son importance : une grande flaque près de la piste peut attirer une volée d’étourneaux ; une plaque d’huile peut rendre glissantes les ailes d’un oiseau de proie et le désorienter ; un feu de forêt peut faire dévier de sa route un troupeau d’oies.
Pendant les saisons de migration, les pilotes essaient de ne pas voler trop longtemps à moins de trois mille pieds d’altitude.
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Un cygne peut être aussi fatal au pilote qu’un tir de lance-roquettes. »
Apeirogon, Colum McCann, traduit de l’américain par Clément Baude, Belfond, 2020.
Extrait en version originale :
« 1
The hills of Jerusalem are a bath of fog. Rami moves by memory through a straight stretch, and calculates the camber of an upcoming turn.
Sixty-seven years old, he bends low on the motorbike, his jacket padded, his helmet clipped tight. It is a Japanese bike, 750 cc. An agile machine for a man his age.
Rami pushes the bike hard, even ln bad weather.
He takes a sharp right at the gardens where the fog lifts reveal dark. Corpus separatum. He downshifts and whips past a military tower. The sodlum lights appear fuzzy in the morning. A small flock of birds momentarily darkens the orange.
At the bottom of the hill the road dips into another curve, obscured in fog. He taps down to second, lets out the clutch, catches the corner smoothly and moves back up to third. Road Number One stands above the ruins of Qalunya : all history piled here.
He throttles at the end of the ramp, takes the Inner lane, passing signs for The Old City, for Giv’at Ram. The highway is a scattershot of moming headlights.
He bans left and salmons Ms way out into the faster lane, towards the tunnels, the Separation Barrier, the town of Beit Jala. Two answers for one swerve : Gilo one side, Bethlehem on the other.
Geography here is everything.
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Five hundred million birds arc the sky over the hills of Beit JaIa every year. They move by ancient ancestry, hoopoes, thrushes, flycatchers, warblers, cuckoos,starlings, shrikes, ruffs, northern wheaters, plovers, sunbirds, swifts, sparrows, nightjars, owls, gulls, hawks, eagles, kites, cranes, buzzards, sandpipers, pelicans, flamingos, storkes, pied bushchats, griffon vultures, European rollers, Arabian babblers, bee-eaters, turtledoves, whitethroats, yellow wagtails, blackcaps, red-throated pipits, little bitterns.
It is the world’s second busiest migratory superhighway : at least four hundred afferent species of birds torrent through, riding different levels in the sky. Long vees of honking intent. Sole travellers skimming low over the grass.
Every year a new landseape appears underneath : Israeli settlements, Palestinian apartment blocks, rooftop gadens, barracks, barriers, bypass man.
Some of the birds migrate at night to avoid predatoors, flying in their sidereal patterns, elliptic with speed, devouring their own muscles and intestvines in flight. Others travel during the day to take advantage of the thermals rising from below, the warm wind Iifting their wings so they can coast.
At times whole flocks block out the sun and daub shadows across Beit Jala : the fields, the steep terraces, the olive groves on the outskirts of town.
Lie down in the vineyard in the Cremisan monastery at any time of day, can see the birds overhead, travelling in their talkative lanes. They land on trees, telegraph poles, electricity cables, water towers, even the am of the Wall, where they are a sometime target for the yaung stone throwers.
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The ancient sling was made of cradle of cowskin, the size of an eye-patch, pierced with small holes and held together with leather thongs.
The slings were designed by shepherds to help scare away predatory animals from their roving flocks.
The pouch was held in the shepherd’s, left hand, the cords in his right. Considerable price was needed to operate it with accuracy. After plachg a stone in the pad, the slingman pulled the thongs taut. He swung it wide shove his head several times until the moment of natural relase. The pouch opened and the stone flew. Some shepherds could hit a target the size of jackal’s eye from two hundred paces.
The sling soon made its way into the at of warfare : its capacity to fire up asleep slope and battlement walls made it critical in assault on fortified cities. Legions of long-range slingmen were employed. They wore full body armour and rode chariots piled with stone. When the territory became impassible — moats trenches, dry desert ravines, steep embankments, boulders strewn across the roads — they descended and went on foot, ornamental bags slung over their shoulders. The deepest held up to two hundred small stones.
In preparation for battle it was oommon m paint at least one of the stones. The talisman was placed at the bottom of the bag when the slingman went to war, in the hope we would never reach his final stone.
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At the edges of battle, children — eight, nine, ten years old — were enlisted to shoot birds from the sky. They wited by wadis, hid in desert bushes, fired stones from fortified walls. They shot turtledoves, quail, songbirds.
Some of the birds were captured still living.They were gathered up and put into wooden cages wash their eyes gouged out m that they would be fooled into thinking that it was a permanent night-time : then they would gorge themselves on grain for days on end. Fattened to twice their flying size, they were baked in clay ovens, served with bred, olives and spices. »
Apeirogon, Colum McCann, Random House, 2020.
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