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La route et ses bas-côté : imaginaire des lieux autoroutiers liminaires

Le colloque international La route et ses bas-côtés (imaginaire des lieux autoroutiers liminaires) qui devait avoir lieu en avril 2020 à l’Université de Montréal, a finalement lieu en ligne les 10 et 11 décembre 2020.

En mai 2012, pour répondre à l’appel de textes de création autour d’un trajet, réel ou fabulé « Vers Québec », j’avais écrit à l’époque Ruban de Möbius, élaboré à partir de Google Street View, un texte qui s’interrogeait sur l’étrangeté de ces espaces et l’impression de déjà-vu qu’ils laissent en nous, ces paysages qui nous sont familiers sans que nous n’y soyons jamais allé.

Pour répondre à l’invitation de la Chaire de recherche du Canada sur les Écritures numériques, j’ai relu ce texte et le relis avec un texte écrit spécialement sur le thème de l’autoroute et de ses bas-côtés, à partir d’une vidéo que j’ai tournée sous l’échangeur de la porte de Bagnolet. Une femme marche dans un endroit caché, un jardin secret dissimulé sous les voies de ce complexe autoroutier qui se croisent sur le boulevard périphérique de Paris, dans la zone qui s’appelait encore ainsi à l’époque des fortifications. Elle se souvient des périples d’un ami à cet endroit, les décrit en se rappelant leur dialogue de loin.



L’HOMME
Elle marche vers l’échangeur de la porte de Bagnolet. Elle traverse la ville, elle monte les marches de l’escalier pour rejoindre la dalle au pied des tours jumelles. Elle avance, d’un pas léger, les yeux levés vers le ciel. Elle regarde autour d’elle. Le ciel est d’un bleu transparent. Elle s’arrête un instant pour réfléchir. Décider l’itinéraire qu’elle va prendre.

LE CONDUCTEUR
Peut-être perdu, ne pas savoir. Tête en l’air. Tourner en voiture sur l’autoroute, chercher son chemin sans savoir où aller, ne pas parvenir à se repérer, savoir précisément ce que je fais là, dans cette voiture, emporté littéralement par elle, son mouvement lancinant, elliptique, le trajet qu’elle opère. Les images défilent sous mes yeux fatigués (la vitre se fait écran) différentes de celles que j’ai dans la tête, et de celles qu’elles produisent en moi.

L’HOMME
Les gens vont et viennent sur la dalle. Ils habitent le quartier. Quand ils traversent la passerelle pour rejoindre le centre commercial où ils vont faire leur course, le métro pour aller travailler, la gare de bus, ils surplombent le ruban des routes en contrebas, ils ne prêtent pas attention au paysage. Ils l’ignorent. Pas un regard. C’est comme s’ils avaient le vertige, une peur de cet appel et l’impossibilité de s’en sortir. De s’éloigner de ce lieu. La route se profile à l’horizon, c’est une invitation au départ. Mais il faudrait faire la route à l’envers, rebrousser chemin.

LA FEMME
Ça ma rappelle le disque de Fréhel qu’écoutait Jean-Pierre Léaud dans le film de Jean Eustache que tu m’avais fait découvrir : La maman et la putain.

L’HOMME
La route est déserte, abandonnée. Elle voit des voitures qui s’approchent, mais elles tournent au dernier moment, empruntent une autre voie, comme si elles rencontraient un sens interdit.

LE CONDUCTEUR
Tout se mêle. Les immeubles se profilent au loin. Immenses arches en béton des ponts de l’autoroute au-dessus de ma tête. Nuages passagers. Et cette impression de déjà-vu. Je suis venu en voiture à cet endroit précis. Il y a longtemps déjà.

L’HOMME
Elle traverse la route. Il n’y a pas de danger mais elle presse le pas. Elle ne veut pas rester au milieu de la route dont la pente inclinée la conduit vers un lieu qu’elle ne connaît pas encore mais qui l’attire. On dirait un jardin à l’abri des regards. Elle marche lentement pour ne pas trébucher, le rebord de la route est défoncée, des trous pourraient précipiter sa chute. Elle parvient enfin dans ce lieu retiré. À l’abri.

LA FEMME
Tu cherchais des réponses en partant de l’idée que le monde restait à explorer et qu’il demeurait une énigme.

L’HOMME
Sous le ruban des routes au-dessus de sa tête, les voies de garage pour entrer au parking couvert que peu de voitures utilisent finalement. Elle s’avance sur le terre-plain central. De la terre, de l’herbe et des arbustes ont poussé là. On dirait vraiment un jardin. Elle a l’impression de se situer entre le réel enrêvé et le rêve éveillé, entre le sol et le ciel, entre le monde observé et la vision hallucinée, entre les ténèbres et la lumière.

LA FEMME
Les zones d’ombres imperceptibles ou dissimulées restaient nombreuses. Il existe des mondes parallèles hors de notre portée. C’est ce que tu me disais à l’époque.

L’HOMME
C’était la Zone ici. Une bande de terrains vagues occupée par une population très pauvre. Entre 1953 et 1973, les zoniers migrèrent dans un mouvement circulaire, tout autour de Paris, au rythme de la construction du périphérique qui finit par engloutir entièrement la Zone. L’ambition sociale qui était de reloger sur place les anciens zoniers ne sera pas respectée, ils iront à Pantin, Bagnolet ou Orly. Un certain nombre continuera de camper très longtemps sous le périphérique parisien ou à ses abords.

LA FEMME
« Le Périph’ » en écho aux « fortif’ ».

L’HOMME
Un espace affranchi des lieux et du temps.

LE CONDUCTEUR
La voiture tourne en rond, monte et descend, mon corps ballotté d’un côté et de l’autre de l’habitacle, surpris par le vertige, suspendu entre ciel et terre, une vingtaine de mètres au-dessus du sol. L’impression d’avoir les yeux bandés, ce jeu que j’affectionnais enfant, tourne, tourne, et quand le voile se lève enfin, aveuglés par la vive lumière, fermer les yeux l’espace d’un instant. Tout se brouille, le corps chancelant, déboussolé.

L’HOMME
Elle se souvient de ce que tu lui as raconté sur cet endroit. Tu lui en avais parlé au moment de votre rencontre. C’est une manière de te retrouver, de venir là sans toi. De penser à toi.

LA FEMME
Je pense à toi dans ce lieu loin de tout, je pense à toi loin de moi.

L’HOMME
Dans un futur proche, ou peut-être un passé récent. Aux abords de l’échangeur de la porte de Bagnolet. Construit autour d’un grand parking couplé avec une gare routière. Cet espace singulier est devenu le refuge précaire de migrants.
Les flux migratoires n’ont jamais cessé. Dans ces campements de fortune au bord de l’échangeur, il y a eu des Bulgares, des Roms, il y a eu des Maliens, des Afghans, des Syriens. Ils se sont réfugiés dans les recoins inhabités de l’échangeur, dans ces zones blanches où personne ne va, que personne ne veut voir ni ne surveille. Dissimulés derrière les ronces et les arbustes, sous l’amas de morceaux de bois, de palettes, de tôles ondulés, de bâches plastique de couleur bleu, pour se construire un abri.

LA FEMME
Hors temps et hors lieu, entre chez soi et les terres étrangères, entre regrets et potentialités.

LE CONDUCTEUR
Arriver dans ce lieu à part, caché, encerclé de barrières, est toujours comme un voyage dans le temps, dans une époque révolue. C’est comme entrer dans une bulle, sorte de kyste immobile coincé entre le flux incessant des véhicules, des passagers, des migrants, des marchandises.

LA FEMME
Tu m’écrivais : Comment le monde pourrait-il encore nous surprendre ?

L’HOMME
Des images de transit, dévoilent des ombres et des abysses, proposent des constellations et des souffles. Elles se tiennent juste là, devant ses yeux écarquillés. Comme ces lignes artificielles invisibles que sont les frontières, dessinées par l’humain pour des raisons économiques, culturelles ou politiques.

LE CONDUCTEUR
La tête à droite à gauche pour tenter de repérer un itinéraire, un chemin, une voie à suivre, une direction à prendre. La route effectue une boucle, en bretelles d’autoroute et ponts suspendus dans le vide. Difficile de se résoudre à sortir de ce paysage répété à l’identique, de ces variations de récit sur réel.

L’HOMME
Elle se tient droite, au milieu du jardin, la tête levée. Elle ne voit pas les voitures qui passent sur la route au-dessus d’elle. Elle ne voit pas les camions, mais elle entend le bruit des véhicules. Sous les voies de l’échangeur construites en dalles de béton précontraintes, légères et disjointes pour laisser pénétrer la lumière du jour jusqu’en bas.

LA FEMME
Cette place aménagée sous l’échangeur, en réserve, tu l’appelais la zone, en souvenir du film de Tarkovski, que tu aimais tant. L’histoire de ces hommes, un écrivain et un physicien, guidés par un passeur, le Stalker à travers un no man’s land où les fondamentaux de la physique sont altérés, pour trouver la Chambre où, dit-on, les désirs les plus secrets s’exaucent. Ce film t’avait appris qu’aller droit au but n’est pas la route la plus sûre, il faut emprunter des chemins détournés. On doit laisser ses défenses à l’entrée et cheminer désarmé, ne jamais suivre deux fois le même itinéraire ni sortir de la Zone par où l’on est entré. Tu prétendais que cette zone était comme nous l’avions créée nous-mêmes, comme notre état d’âme, que ce que nous y trouvions ne dépendait pas de la zone, ça dépendait de nous.

L’HOMME
Les ombres des véhicules se projettent furtives sur les contreforts des bordures de la route. Le souffle du vent sur son visage. La chaleur d’un rayon de soleil. L’odeur de la poussière et du béton froid. Elle ressent le rythme, une certaine vibration des roues des véhicules sur le revêtement du sol, les accélérations incessantes des moteurs, des changement de vitesse, les glissements, les appels d’air des véhicules roulant à toute vitesse. On les entend mais on ne les voit pas. Leurs ombres se profilent sur les contreforts de la route, lui font signe de loin.

LA FEMME
Tu étais à la recherche de ces îles fantômes, ces îles dont l’existence, mentionnée sur des atlas pendant un certain temps, en a été ensuite retirée parce qu’il a été prouvé qu’elles n’existaient pas. Tu poursuivais l’enquête malgré tout. Il y avait de nombreuses raisons qui pouvaient expliquer ces fictions géographiques. Des intérêts géopolitiques, économiques, des questions de droit, de mirages, d’illusions d’optiques, d’erreurs humaines, de légendes. Tu te demandais parfois si, dans un monde hyperconnecté et exhaustivement cartographié, il pouvait encore exister des terres inconnues ?

LE CONDUCTEUR
Les camions, les voitures nous doublent à vive allure. Personne ne nous regarde. Chacun pour soi. Je me laisse conduire, à la place du mort. Ne rien diriger, laisser juste glisser son regard par la fenêtre, tenter tout de même de voir quelque chose, des bribes de réel. Avec la vitesse c’est toujours compliqué.

L’HOMME
L’architecte de l’échangeur de la porte de Bagnolet, voyait son projet comme « un estuaire, avec une arrivée, un départ et, au milieu, une île ». Sous les voies de l’autoroute construites en dalles de béton. La dalle du parking est restée désespérément vide pendant très longtemps, offrant au regard l’aspect d’un immense monolithe de béton aveugle. On a imaginé une salle de sport, une patinoire, un vélodrome et une salle de concert avant de construire à la place un vaste centre commercial. Plus de 180 000 automobilistes empruntent ce réseau chaque jour.

LE CONDUCTEUR
Là, les rubans grisés de l’autoroute qui dessinent des S semblent s’enlacer à l’infini. En contrebas une structure en béton nu sépare les deux autoroutes.

LA FEMME
Tu parlais de monuments fantômes qui ont traversé le temps.

LE CONDUCTEUR
Tous ces lieux n’existent plus depuis longtemps déjà, en tout cas plus comme on peut les observer sur ces images. Je continue pourtant à les voir ces lieux, à les arpenter ces routes vertigineuses, à refaire ce parcours en boucle.

L’HOMME
Ici, le temps s’éternise. Une succession d’événements extraordinairement vains est en cours. Le décor prend des initiatives mais elle n’y prête pas vraiment attention. Cela ressemble à un faux départ, rien ne se réalise et le réel bégaye. Elle se souvient.

LE CONDUCTEUR
C’est un temps qui ne peut pas se clore. Même si ces images s’effacent peu à peu, ou viennent à disparaître, j’en préserve en moi un double sans pareil. Un trajet intime.

LA FEMME
Un chemin qui s’ouvre en toi.


LIMINAIRE le 21/12/2024 : un site composé, rédigé et publié par Pierre Ménard avec SPIP depuis 2004. Dépôt légal BNF : ISSN 2267-1153
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