Retrouver le mystère des premières écoutes d’un disque de son enfance en écrivant sa musique...
Radio Ethiopia est à l’origine un texte écrit pour la collection Ouvrez de Publie.net. Il a été publié ensuite sur nerval.fr, magazine fiction & littératures en ligne de François Bon. Il est désormais disponible sur son site Tiers-Livre, qui remplace cette collection.
nerval.fr était un site qui proposait des ensembles éditorialisés directement sur le web, via formule d’abonnement, un concept de livre-site pour la création littéraire contemporaine, une ergonomie de lecture adaptée aux tablettes et téléphones comme à l’ordinateur, où l’on s’abonnait 15€/an inclus dans l’abonnement publie.net, l’ensemble des textes restant en accès libre pour la lecture rapide et les moteurs de recherche comme à une revue dont le renouvellement est permanent.
Vous pouvez toujours lire Radio Ethiopia en accès libre sur le site de François Bon.
Un dimanche de mon enfance, lors d’une promenade familiale dans la petite ville de banlieue où j’ai grandi, une voiture blanche, c’est une Coccinelle, prend un virage un peu trop rapide, dans un éclat de rire, un bruit de moteur tonitruant, avec sur son toit un amas de valises et d’objets divers mal arrimé. Un 33 tours tombe à nos pieds. La voiture ne s’arrête pas. Je ramasse le disque. Pochette noir avec photo en noir et blanc d’une jeune femme assise par terre, de profil contre un mur. Il s’agit de Radio Ethiopia, l’album du Patti Smith Group, sorti en octobre 1976. J’ai huit ans et je découvre la musique.
Pendant des années je n’ai pas vraiment su de quoi parlaient ces chansons. J’écoutais en boucle la musique de Patti Smith, sa voix, ses cris, ses gémissements couverts par les strates imbriquées des guitares électriques dont la violence envoûtante me faisait vibrer. J’ai essayé de retrouver le mystère de mes premières écoutes du disque en écrivant sa musique.
Écrire la musique, ce n’est pas écrire sur la musique, ce n’est pas décrire la musique qu’on entend, ou même ce que l’on ressent en l’écoutant, ou raconter l’histoire des musiciens. Écrire la musique, c’est composer un texte dont le temps de lecture est équivalent à la durée du morceau à partir duquel on écrit, comme on improvise sur un thème, un tempo, quelques notes. Ici, ce sont les scènes de certains films qui ont nourri mon imaginaire, au même titre que la musique de Patti Smith dont j’ai extrait, pour chaque titre de son deuxième album, un morceau des paroles placées devant chaque récit en phrase liminaire.
Écrire à partir de huit scènes clé des films qu’on aime :
Blow up, de Michelangelo Antonioni. Fellini Roma, de Frederico Fellini. La règle du jeu, de Jean Renoir. Stromboli, de Roberto Rossellini. Paris, Texas, de Wim Wenders. Nouvelle vague, de Jean-Luc Godard. The Touch of Evil, d’Orson Welles. Vertigo, d’Alfred Hitchcock.
FACE A
Michelangelo Antonioni, Blow up
Frederico Fellini, Roma
Jean Renoir, La règle du jeu
Roberto Rossellini, Stromboli
FACE B
Wim Wenders, Paris Texas
Jean-Luc Godard, Nouvelle vague
Orson Welles, La soif du mal
Alfred Hitchcock, Vertigo
Extrait du texte : PUMPING (MY HEART) – 3:20
Le vide offre un bel espace de résonance.
Je ne connais plus personne là-bas, et personne ne me connaît.
La beauté de l’heure, entre chien et loup. Un épuisant jeu de cache-cache et de rendez-vous ratés s’est mis en place. Il ne semble même plus s’apercevoir de ma présence. Il y a des gens que la moindre singularité indispose. Il semble bien distrait. Tout chiffonné comme flou. Flou comme une photo ratée.
Je garde de lui un souvenir assez confus, car lointain. Les éléments d’un puzzle encore très incomplet. Juste de quoi ranimer de vieilles impressions. Dans la foulée remontent d’autres souvenirs, par bribes, pêle-mêle. Juste une sensation de vide, de froid, de vide dans mon ventre et de froid dans mes membres. Quelque chose, peut-être, comme un chagrin d’enfant. Je suis dans l’égarement du décalage horaire. Pas de distraction, aucune échappée possible, le regard happé, assigné à fascination, comme aveuglé. Le regard affranchi de toute illusion, de toute idéalisation. La fascination et la liberté sont difficilement compatibles. Le jeu des ressemblances pourrait se décliner indéfiniment.
Soudain je m’arrête, la main en suspens. Je ferme les yeux, c’est en moi que je ranime l’image et peu à peu celle-ci se transforme. J’ai l’impression que ma voix se détache de mon corps et qu’elle rebondit au loin.
La clarté du jour est étrange, elle poudroie, soyeuse et cendrée. C’est une clarté d’antre du monde, ou de sa faim, à moins que je ne sois entré par effraction, par enchantement, dans un autre monde. Là où s’enlacent l’oubli et la mémoire pour produire un souvenir flottant qui hante en sourdine les sens, le cœur, les rêveries, le souvenir fantôme surgit sans crier gare.
Qu’a-t-il voulu dire en s’avouant en perte de vitesse, et que tout lui échappe ? L’expression de quelqu’un qui ne comprend rien à ce qu’on lui raconte.
Les sentiments peuvent-ils basculer si subitement, radicalement, sans raison apparente ?
Des frissons glacés me parcourent le dos, et les tempes me brûlent. La lumière, les images, le visible, ces yeux-là les avalent en bloc.
Je ne sais pas ce que j’attends, je me contente d’être là, je fais bouger mes épaules, pivoter ma tête sur mon cou. Du silence et un étonnement inquiet, comme si je me demandais, du fond de l’ailleurs où je me suis naufragée. Où suis-je ? Où es-tu ?
Mes mains diaphanes, et longues et fines. Mes mains ont la fragilité et la mobilité d’un visage, sa beauté insaisissable. Mon regard recru de fatigue est aussi traversant que la lumière du jour. Autant présente qu’absente, aussi proche que lointaine. Je ne sais pas ce que je suis venu chercher là, ce que j’attends.
Une mince fente en forme de lunule luit entre mes cils.
Le sourd chuintement de son souffle, est-il l’écho assourdi du brouhaha de la ville, du bourdonnement du temps ?
Tout se brouille en moi, physiquement et mentalement, vacillant, entre vie et absence. En suspens. J’ai l’impression de m’effacer à vos yeux.
Radio Ethiopia est le disque de Patti Smith sorti juste après l’album Horses. Dans les entretiens accordés par Patti Smith à la sortie de l’album, celle-ci expliquait qu’elle avait choisi le producteur Jack Douglas dans l’espoir que l’album soit un succès commercial.
Le titre éponyme de l’album est l’une des chansons les plus célèbres de Patti Smith, presque légendaire souvent décrite par ces détracteurs comme 10 minutes de bruit.
La photographie de couverture de l’album est de Judy Linn, celle du dos de l’album comporte une photo de Lynn Goldsmith. L’album a été dédié à Arthur Rimbaud et Constantin Brancusi. La quatrième de couverture de l’album porte la légende : Free Wayne Kramer, qui à l’époque a été incarcéré dans le Kentucky suite de sa condamnation pour usage de cocaïne. Pissing in a River a été sorti en single la même année. Il a également été en vedette en 1980 dans le film Times Square.