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Inventer la ville : atelier d’écriture en ligne n°2

L’artiste française Sophie Calle mêle ses propres récits de sa vie à ceux fournis par d’autres personnes, ou encore se plie à l’image que l’on a d’elle, de sorte qu’entre le réel et l’imaginaire, les frontières sont abondamment brouillées.

L’artiste invente ainsi en partie son autobiographie qui fonctionne comme une interface où se rencontrent les différentes visions et versions de sa vie telles qu’elles sont formulées par d’autres.

Suite vénitienne, Sophie Calle

Dans Suite vénitienne, Sophie Calle suit un étranger jusqu’à Venise puis dans les rue de cette ville. Se glissant dans la peau d’un détective privé, elle talonne de près l’inconnu et s’implique de plus en plus affectivement dans l’affaire. Dans La Filature, le jeu s’inverse et c’est l’artiste qui est suivie, cette fois par un véritable détective embauché à sa demande par sa propre mère : il doit la pister dans Paris une journée entière et remettre un rapport circonstancié de son emploi du temps, étayé par des photographies. Dans les deux œuvres on retrouve un inventaire détaillé des faits et gestes de la personne - inventaire dressé, respectivement, par l’artiste et par le détective - ainsi qu’un moment où tout se croise.

Sophie Calle transpose sa vie dans le champ de l’impossible, celui de la mise en images ou de l’écriture. Elle se sert des photos comme des preuves de l’authenticité des événements et de sa propre existence,mais elles ne prouvent que ce qui est décrit par le texte, tandis que celui-ci se borne à décrire que ce que montre la photo. Photos et commentaires s’authentifient mutuellement mais, en aucun cas, ils ne prouvent les faits.

Extraits du livre :

Suite vénitienne

« Je suivais des hommes dans la rue. Pour le plaisir de les suivre et non parce qu’ils m‘intéressaient… À la fin du mois de janvier 1980, dans les rues de Paris, j’ai suivi un homme dont j’ai perdu la trace quelques minutes plus tard dans la foule. Le soir même, lors d’une réception, tout à fait par hasard, il me fut présenté. Au cours de la conversation, il me fit part d’un projet imminent de voyage à Venise. Je décidai alors de m’attacher à ses pas, de le suivre. »

Suite vénitienne, Sophie Calle

La Filature

« Mercredi 13 février 1980

11 heures. Je porte un imperméable beige, un foulard et des lunettes noires...

21 heures. Ce soir, c’est ma première sortie en blonde...

Jeudi 14 février 1980

Minuit. Depuis le pont de l’Académie, je crie son nom...

Samedi 16 février 1980

11h10. Après trois heures d’un va-et-vient continuel, je crois l’apercevoir. Je m’élance. Ce n’est pas lui.

Mardi 19 février 1980

15h20. Au beau milieu du Camp San Angelo, je le vois. Il me tourne le dos et photographie un groupe d’enfants qui jouent. Vite, je l’imite... J’ai peur qu’il ne fasse brusquement volte-face et me voie accroupie dans les ordures. Je décide de passer silencieusement derrière et de l’attendre plus loin. Je baisse la tête et traverse prestement le pont. Henri B. Ne bouge pas. Je pourrai le toucher. »

Suite vénitienne et La Filature : Récit à double-voix, Actes Sud

Le parcours de Sophie Calle sur Google Maps

La grande filature , Danielle Auby, Champ Vallon, 1997.

Une silhouette entraperçue dans la rue, une personne qu’on croise et qui retient notre attention, attire notre regard, à partir de cette rencontre fugace qui lance l’action, imaginer quelques bribes de son histoire et transformer peu à peu cette personne en personnage dont le parcours dans la ville, d’un point à un autre, est décrit minutieusement comme filature et par incises régulières, emboîtement de notes, ouvrir le récit, en décrivant tous les lieux fréquentés, les gens croisés, les propos tenus, les gestes effectués, les rendez-vous manqués, les allers et venues, dans un mouvement inscrit dans l’espace et le temps. Une recherche suscitée par le désir où le point de vue fixe le jeu, l’aventure.

Présentation du texte :

Dans le Paris actuel, un inconnu en suit un autre et, ce faisant, devient un narrateur. Il interpose peu à peu entre l’inconnu et lui-même des hypothèses, des histoires, des associations, des souvenirs. La filature s’étoile en réseau, les fils s’emmêlent et se poursuivent sans que le narrateur qui, tantôt cherche à savoir, tantôt cherche à s’enfuir, ne parvienne à ses fins. Le livre entier est un emboîtement de notes à partir de trois pages, qui, au début, lancent l’action. Les notes, en se ramifiant et en se succédant, forment à la fois un arbre et une trame. Le narrateur, pourvu au plus haut point de l’esprit d’escalier, se taille pourtant au milieu de ses coq-à-l’âne un chemin personnel.

Extrait :

Le 13 février, un jeune homme, parti de Robinson, est allé dans la rue Saint­s-Lazare. Le 13 février, un jeune homme, un homme jeune est parti de Robinson, furibard. Il l’a dit à sa voisine : « Je suis furibard, ce matin », à sa voisine de wagon qui, sans répondre, est descen­due à Denfert-Rochereau. Il lui a dit également qu’il était de Louvain, qu’il y avait grandi, étudié, habité jusqu’à cette année même. Forcé, à Luxembourg, de sortir à l’air libre, il a traversé le jardin par le chemin qui longe les grilles, s’est irrité, rue Vavin, contre le monde qui encombrait le trottoir ; devant un ma­gasin de chemises intitulé Fais voir, Faut voir, ou bien A vous de voir, a sorti, sans freiner, un papier de sa poche ou deux papiers ou trois, des feuilles, une liasse mais l’a à peine re­gardée, l’a remise en place, a pris à droite, s’est engouffré dans le métro Notre-Dame-des-Champs ; à Saint-La­zare, il a couru dans les couloirs, les es­caliers, sur la place, dans la rue jusqu’au 82, où il a disparu. Au bout de quatorze minutes, il est ressorti, a tiré sur sa veste de chasse qui n’en a pas be­soin, longue déjà et large, deux comme lui pourraient y entrer, a trépigné, est descendu, a pris la ligne 8 en direction de Créteil-Préfecture ; à la station Che­min-Vert, est remonté à la surface, a longé sur quelques mètres le boulevard Beaumarchais, a croisé, sur la place des Vosges, un très, très vieil homme qui marchait4, puis au numéro 27 de la rue de Turenne, a poussé la porte et rien ne sert de poireauter, cette fois, il n’est pas ressorti.

Cette vidéo est tirée du film Following de Christopher Nolan. Le film raconte l’histoire d’un chômeur, écrivain en herbe qui, s’ennuyant, commence à suivre des gens dans la rue. Ce qui rappelle l’histoire que décrit Edgar Allan Poe dans son histoire “L’homme des foules” (Nouvelles histoires extraordinaires, traduction de Charles Baudelaire, réédition Gallimard, coll. Folio) : L’Homme des foules (The Man of the Crowd) parut à Philadelphie, en décembre 1840, dans le premier numéro du « Graham’s Magazine ». La nouvelle attira l’attention particulière de Charles Baudelaire, lui-même auteur d’un court poème en prose Les foules (in Le Spleen de Paris, 1862), de Walter Benjamin qui lui consacre un long commentaire dans son Charles Baudelaire- Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (1955).

Plus proche de nous Jean-François Mattéi en tire l’épigraphe et le titre de son essai Le regard vide – Essai sur l’épuisement de la culture européenne (Flammarion, 2007). Il en dégage une saisissante proximité avec les analyses de Tocqueville (De la démocratie en Amérique 1835 et 1840), concernant la nature de « l’homo democraticus », l’homme moderne perdu dans la multitude, dans l’innombrable foule, ne pouvant vivre que dans son cœur, prêt à disparaître dans « une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et de vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. » On pense également à Un homme qui dort de Georges Perec , qui fait dans son livre de nombreuses références aux Aventures de Gordon Pym, dont il partage l’espace intertextuel en compagnie d’une autre figure essentielle des
Nouvelles Histoires extraordinaires de Poe, L’Homme des foules, dans lequel Poe, écrivait quant à lui, parlant de son personnage : « il entrait successivement dans toutes les boutiques, ne marchandait rien, ne disait pas un mot, et jetait sur tous les objets un regard fixe, effaré, vide. »

Proposition d’écriture :

Dans un premier temps, décrire la filature d’un inconnu dans la ville invisible dont vous avez délimité la situation, esquissé le cadre au premier atelier. Décrire son parcours, ses sensations à suivre ainsi quelqu’un dans la rue, exposer ses motifs, et tenter de rendre sensible la ville telle qu’on peut la découvrir distrait par la personne qu’on suit, espérant ne pas être repéré par elle.

Dans un second temps, reprendre son texte pour tenter de se mettre dans la peau de celui qui est suivi, et, à partir du récit de sa filature, raconter ce parcours avec ses propres mots jusqu’au moment où il découvre qu’il est suivi.


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